1 l’idiot de la fable
L'Idiot habitait un univers noir et gris que déchiraient parfois l'éclair blanc de la faim et le coup de fouet de la peur. Ses vêtements en lambeaux laissaient voir ses tibias en lame de sabre et, sous sa veste déchirée, ses côtes qui saillaient comme des doigts. L'Idiot était de haute taille, mais plat comme une limande; dans son visage mort, ses yeux étaient calmes.
Les hommes le fuyaient, les femmes l'ignoraient, les enfants s'arrêtaient pour le regarder. Mais cela ne paraissait pas l'atteindre. L'Idiot n'attendait rien de personne. Quand il avait faim, il mangeait, comme il pouvait, s'il pouvait. Et il lui arrivait de sauter un repas. Mais, en général, les uns ou les autres pourvoyaient à sa subsistance. Pourquoi ? Il n'en savait rien et ne se posait jamais la question. Simplement, il était là et il attendait. Non, il ne mendiait pas. Si le regard de quelqu'un croisait le sien, une pièce lui tombait dans la main, ou un morceau de pain, ou un fruit. Il mangeait. Et son bienfaiteur fuyait en hâte, ému sans comprendre. Parfois, on lui parlait. Ou on parlait de lui. L'Idiot entendait, mais les sons n'avaient pour lui aucun sens.
Il vivait quelque part, « à l'intérieur ». En lui, le lien ténu qui unit la conscience et l'univers était rompu. Non que l'Idiot eût mauvaise vue : il savait distinguer les diverses nuances du sourire; mais la sympathie, tout comme l'ironie d'autrui, le laissait froid : le contact ne se faisait pas.
Il connaissait la peur, juste assez pour survivre. Mais il était incapable de prévoir. Le bâton qui se levait, la pierre qui fendait l'air le trouvaient sans méfiance. Toutefois, dès qu'il était atteint, il réagissait : il prenait la fuite. Il filait dès le premier coup et ne s'arrêtait qu'une fois hors d'atteinte. C'est ainsi qu'il échappait aux orages, aux hommes, aux chiens, aux voitures, à la faim.
Il n'avait pas de goûts personnels. Le hasard l'avait placé dans une région sauvage où les lieux habités étaient rares, de sorte qu'il ne quittait guère la forêt.
A quatre reprises, on l'avait mis en prison : cela lui avait été indifférent et, à sa sortie, il était pareil à lui-même. Une fois, il avait été battu par un des internés; une autre fois, et plus durement, par un gardien. Les deux autres fois, il avait eu faim. Tant qu'on le nourrissait et qu'on le laissait tranquille, il mangeait et il restait. Quand sonnait l'heure de la fuite, il filait sans réfléchir, confiant à son corps le soin de sa liberté. A l'occasion d'une de ses évasions, l'Idiot s'était trouvé nez à nez avec un gardien : les iris de l'Idiot s'étaient mis à tourner, tourner – de véritables rouets. Les portes de la prison s'étaient ouvertes, l'Idiot était parti. Et le gardien avait couru faire autre chose, n'importe quoi, pour oublier le trouble qui s'emparait de lui.
L'Idiot était un animal, purement et simplement. Parmi les hommes, il est dégradant de figurer au rang des bêtes. Mais l'Idiot vivait rarement parmi les hommes. Et, dans les forêts, son état d'animal lui donnait de la grandeur. Il tuait comme une bête, sans joie ni haine. Comme une bête, encore, il mangeait; ce qu'il pouvait; ce qu'il lui fallait; jamais davantage. Il dormait d'un sommeil léger, mais de tout son corps.
Il avait atteint une maturité animale qui ne lui permettait plus les jeux de chatons ou de jeunes chiots ; du même coup lui avaient été interdits la joie et l'humour. Son « spectre » s'étendait de la satisfaction à la terreur.
Il avait vingt-cinq ans. Il lui restait d'autres émotions à découvrir.
Des émotions qui étaient en lui comme le noyau dans le fruit, comme le jaune dans l'œuf. Un germe passif mais vivant, en éveil; une force animale mais sublimée, qui échappait au contrôle de l'Idiot lui-même. Lorsque l'Idiot avait trop faim, il sentait cette force intérieure diminuer, rétrécir en quelque sorte. Le jour où l'Idiot mourrait, cette force disparaîtrait avec lui, car elle portait en elle ses propres limites, et c'étaient celles de la vie.
D'ailleurs, cette force était dépourvue de fonction spécifique; elle se contentait de recevoir et d'enregistrer, sans qu'interviennent des mots ou un code, mais avec une fidélité absolue. Elle prenait tout et ne donnait rien.
Le monde extérieur comportait, pour les sens spécialisés de l'Idiot, un murmure, des messages. La force qu'il portait en lui s'imprégnait de cette rumeur, l'absorbait peu à peu, sans rien omettre, prenait ce qui lui était nécessaire et rejetait le reste, par un procédé abstrait qui restait à déterminer. L'Idiot n'était pas au courant.
Ne lui parvenaient que les radiations de la terreur, la tension de sa conscience, les impressions de satisfaction ou de mécontentement. Et le murmure, la rumeur qui lui transmettaient le message de centaines et de milliers de voix. Il ne savait pas qu'il entendait, parce qu'écouter lui était superflu. C'était là un pauvre spécimen d'homme. Mais un homme quand même. Et ceux qui l'entouraient n'étaient que des enfants qui n'avaient pas encore renoncé à se faire entendre.
* * *
M. Kew était un bon père. Le meilleur des pères. C'est ce qu'il essayait de faire comprendre à Alice. Alice avait dix-neuf ans et, depuis l'âge de quatre ans (depuis la naissance de sa petite sœur Evelyne), elle entendait M. Kew lui expliquer qu'il était un bon père. La mère des deux fillettes était morte en maudissant le meilleur des pères, dans un sursaut d'indignation qui avait balayé sa douleur et son angoisse.
Seul un bon père, il est vrai, avait pu, de ses propres mains, mettre au monde sa seconde fille. Un père ordinaire n'aurait pas pu nourrir et élever ces deux enfants avec tant de soin et de tendresse. Alice fut protégée du mal comme aucun enfant ne l'avait jamais été. Puis un jour vint où elle fit alliance avec son père, et ce fut au tour d'Evelyne de vivre dans une pureté inexpugnable.
L'essence même de la pureté, disait M. Kew à Alice lors de son dix-neuvième anniversaire. « Le bien, je l'ai découvert par l'étude du mal. Et je ne t'ai montré que le bien. La pureté est devenue ta nature profonde. Et ta façon de vivre est 1 étoile qui guide la vie de ta sœur Evelyne. Je connais le mal. Toi, tu le connais assez pour le fuir. Evelyne, elle, ignore le mal. »
Alice, à dix-neuf ans, avait assez de maturité pour comprendre des abstractions comme : la façon de vivre, l'essence même de la pureté, le bien et le mal.
Lors de son seizième anniversaire, Alice s était entendu expliquer par son père que l'homme, laissé seul en présence d une femme, devenait fou; une sueur empoisonnée lui couvrait le corps ; et cette sueur contaminait la femme dont la peau, bientôt, laissait apparaître des symptômes répugnants. Ces symptômes, M. Kew les avait montrés à Alice, dans certains livres illustrés qu'il possédait.
A l'âge de treize ans, Alice avait été malade et avait mis son père au courant. Les larmes aux yeux, M. Kew lui avait expliqué que cette maladie venait des pensées que lui avait inspirées son corps. Alice avait avoué que c'était vrai; et son père avait châtié ce corps si violemment que la fillette avait regretté de n'être pas un pur esprit. Elle s'était efforcée de ne plus penser à son enveloppe charnelle, mais sans résultat. Et chaque fois, M. Kew avait, comme à contrecœur, aidé sa fille aînée à discipliner la chair rebelle. Depuis l'âge de huit ans, Alice se baignait dans le noir, pour ne pas risquer d'attraper les « yeux blancs », comme ceux-là dont il y avait également de si belles photographies dans les livres de son père.
Au mur de sa chambre était accrochée une gravure représentant une femme appelée Ange et un homme appelé Démon. Ange avait les mains levées et elle souriait. Démon tendait vers Ange ses mains crochues, et de son sternum, sortait, pointe en avant, une lame de couteau onduleuse, d'où tombaient des gouttes de sang.
Le père et ses deux filles habitaient une grande maison située au sommet d'un monticule boisé. Le sentier qui conduisait à la maison faisait de tels lacets que, des fenêtres, on ne voyait pas où il menait : il menait à une muraille percée d'une grille de fer qui, depuis dix-huit ans, n'avait jamais été ouverte. À côté de la grille, un panneau d'acier. Une fois par jour, M. Kew descendait jusqu'à la muraille, et avec deux clefs différentes, il ouvrait les deux serrures qui fermaient le panneau d'acier. Il levait le panneau, prenait le ravitaillement et le courrier, plaçait à l'extérieur de l'argent et le « courrier départ ». Puis il refermait les deux serrures.
A l'extérieur il y avait une petite route que ni Evelyne ni Alice n'avaient jamais aperçue. Les bois dissimulaient la muraille et la muraille dissimulait la petite route. La muraille longeait la route sur deux cents mètres, puis suivait la pente du terrain et montait jusqu'à la maison. La maison Kew était reliée à la muraille par des piquets métalliques hauts de cinq mètres et si serrés qu'on pouvait à peine y passer le poing. L'extrémité de ces piquets, rebroussée vers l'extérieur, était cimentée. Des tessons de bouteille couronnaient l'ensemble. La muraille et la maison formaient une sorte de rectangle interdit. Derrière la maison s'étendaient quarante hectares de bois enclos. Un ruisseau coulait parmi les fleurs sauvages jusqu'au petit étang abrité par des chênes, à deux pas de la clairière. Le ciel frais paraissait tout proche et les piquets métalliques disparaissaient sous l'énorme touffe du houx arborescent. Ce monde fermé était l'univers d'Evelyne.
Le jour du dix-neuvième anniversaire d'Alice, Evelyne se trouvait seule au bord de l'étang. Elle ne pouvait apercevoir, d'où elle se tenait, ni le houx arborescent ni les piquets métalliques, ni la muraille. Mais le ciel était au-dessus d'elle. Alice était dans la bibliothèque en compagnie de son père. Evelyne, elle, n'y était jamais entrée. La bibliothèque était la pièce où vivait M. Kew, et où Alice ne pénétrait qu'en des occasions solennelles. Evelyne n'avait jamais songé à y entrer, pas plus qu'elle n'avait essayé encore de respirer dans l'eau comme le fait la truite tachetée. On lui avait appris à écouter et à obéir. Elle n'apprendrait à lire que lorsqu'elle serait prête. M. Kew ainsi qu'Alice en décideraient, le moment venu.
Donc Evelyne était assise sur la berge, lissant ses longues jupes. Elle vit un morceau de sa cheville et, suffoquant d'émotion, tira la jupe pour le recouvrir. Comme l'aurait fait Alice si elle avait été là. Puis Evelyne se rassit le dos contre un saule pleureur, et elle contempla la surface de l'étang.
Le printemps avait jeté son premier feu. L'air était pesant et doux. Evelyne le sentait sur ses lèvres entrouvertes qu'il forçait à sourire, sur sa gorge qu'il faisait battre. Un air mystérieux, immobile, lourd de rêves en suspens.
Les chants des oiseaux éclatèrent sous la ramure, et Evelyne secoua la tête. Elle sentait dans ses yeux une brûlure ; les feuilles lui paraissaient luisantes, comme vernies. Elle étouffait.
Déjà elle avait ouvert ses gants boutonnés jusqu'au coude; quatre agrafes sautèrent, et le collet monté s'effondra. La brise enchantée s'engouffra sous ses vêtements avec un soupir imperceptible. Evelyne se sentit aussi essoufflée que si elle avait couru. D'un geste hésitant et futile, elle étendit la main et caressa le gazon ; mais cela ne suffit pas à la libérer de la confusion indicible qui était en elle. Se retournant sur elle-même, elle se jeta à plat ventre dans la jeune ache; puis elle fondit en larmes : dans sa solitude, elle se sentait incapable de supporter un printemps aussi merveilleux.
* *
... Il était dans le bois, tout engourdi à s'user les yeux contre l'écorce d'un chêne mort, quand la chose se produisit. Les mains immobiles, il redressa la tête, l'oreille attentive. Comme une bête, il ressentait les effets du printemps. Mais soudain, le printemps est bien davantage que cet air pesant et chargé d'espoir. Une main qui lui taperait sur l'épaule ne le ferait pas sursauter plus fort que cet appel qu'il venait d'entendre.
Son œil s'enflamma. Il s'ébranla, lui qui n'avait jamais répondu à aucun appel. Il partit, suivant son instinct. Le message avait touché ce qu'il y avait d'humain en lui.
Agile et précautionneux, prudent et silencieux, il marchait, une épaule en avant, puis l'autre. Il se glissait à travers les aunes, il frôlait les sapins, il allait en ligne droite vers ce qui l'avait appelé. Le soleil était haut. Les arbres serrés devant, derrière, à gauche ou à droite. Mais il n'en suivait pas moins sa ligne sans l'infléchir.
Soudain, il arriva. Sur une vingtaine de mètres en dehors des piquets formant barrière, la terre avait été défrichée et les arbres abattus. L'Idiot quitta le couvert et franchit en courant l'espace nu entre les arbres et les piquets de fer. II trottait, les mains tendues. Une fois arrivé à la barrière, il passa ses mains entre les piquets, puis tenta de glisser ses jambes à travers la grille et le houx qui la recouvrait, impénétrable.
Peu à peu, il s'avisa que cet obstacle ne céderait pas. Ses pieds comprirent les premiers et cessèrent de s'agiter. Puis ses mains, qui se retirèrent. Mais les yeux n'avaient pas renoncé. Dans son visage inerte, son regard était toujours tourné vers la barrière. Sa bouche s'entrouvrit et l'Idiot laissa échapper un son étrange. Il n'avait jamais tenté de parler auparavant et il n'y parvenait toujours pas. C'était une fin, non un moyen. Un cri pareil à ces larmes qui jaillissent dans le crescendo de la musique.
Et il repartit le long de la palissade, marchant de côté, trouvant insupportable de s'éloigner ainsi de ce qui l'avait attiré.
* * *
Il devait pleuvoir deux jours durant et, quand le soleil reparut, c'était comme s'il avait plu de nouveau, dans l'autre sens : il pleuvait maintenant vers le haut. Il pleuvait des rayons qui montaient, de riches joyaux jaillis de la verdure nouvelle. Certains se flétrissaient et d'autres tombaient et la terre s'exprimait d'une voix douce, pleine de feuilles et de jeunes branches, de fleurs qui parlaient par toutes leurs couleurs.
Evelyne, assise à la fenêtre, les coudes sur l'appui, les mains épousant la courbe des joues, chantait doucement. On ne lui avait pas montré ses notes et on ne lui avait jamais parlé musique. Il est vrai qu'il y avait les oiseaux, et le basson du vent soufflant sous le toit. Et les appels et le roucoulement des petites bêtes de ce bois proche qui était à elle, de cette forêt plus lointaine qui ne lui appartenait pas. Son chant était fait de tout cela avec de surprenantes modulations spontanées.
Pendant un long moment, elle poursuivit son chant à bouche close. Puis elle se tut et resta à écouter une musique intérieure, à regarder tomber les gouttes de pluie sous la lune resplendissante.
« Qu'est-ce que tu fais là ? » demanda une voix rauque. Evelyne sursauta et se retourna. Alice se tenait derrière elle, le visage tendu :
« Qu'est-ce que tu fais là ? » répétait-elle. Evelyne, incapable de parler, montra la fenêtre. « Eh bien ? »
Evelyne répéta son geste vague :
« Dehors, réussit-elle à articuler; là-bas dehors, dit-elle. Je... je... » Elle se leva, se dressa debout de toute sa hauteur. Elle avait les joues écarlates.
« Ferme ton col, lui dit Alice. Voyons, Evelyne, qu'est-ce qu'il y a ? Dis-le-moi.
— C'est ce que j'essaie de faire. »
Elle attacha son col. Ses mains retombèrent le long de son corps. Puis elle appuya ses deux mains sur sa taille et serra le plus fort qu'elle put. (
« Ne fais pas ça, lui dit Alice : qu'est-ce que c'était ? Que faisais-tu ? Est-ce que tu parlais à quelqu'un ?
— Oui, mais pas à toi, ni à papa.
— Il n'y a personne d'autre.
— Si », dit Evelyne et soudain hors d'haleine : « Touche-moi, Alice, touche-moi, s'il te plaît.
— Te toucher ?
— Oui ! je... je voudrais que tu me touches. » Evelyne étendit la main. Alice fit un pas en arrière.
« Voyons », dit Alice aussi doucement que l'émotion le lui permettait, « tu sais bien que ça ne se fait pas... Voyons. Qu'est-ce qui t'arrive, Evelyne ? Est-ce que tu n'es pas bien ?
— Si, répondit Evelyne... Non ! je ne sais pas. » Elle se retourna du côté de la fenêtre. « Il ne pleut pas. Mais il fait sombre. Je veux du soleil. Beaucoup, beaucoup de soleil. Du soleil sur moi, qui me baigne, partout, de sa chaleur.
— Que tu es bête ! Il y aurait de la lumière plein ton bain ? Tu sais bien qu'on ne parle pas de bain, ma chérie ? »
Evelyne ramassa un coussin. Elle l'entoura de ses bras et, de toutes ses forces, se l'appuya contre la poitrine. « Evelyne, arrête ! »
Evelyne tournoya sur elle-même, regarda sa sœur comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. Sa bouche se tordit. Elle ferma les yeux, et, quand elle rouvrit ses paupières serrées, des larmes en jaillirent :
« Mais puisque j'en ai envie, dit-elle; puisque j'en ai envie !
— Evelyne ! » fit Alice, dans un murmure. Les yeux grands ouverts, elle recula vers la porte. « Il faudra que je le dise à papa. »
Evelyne fit oui de la tête et n'en serra que plus fort le coussin dans ses bras.
* * *
Quand il atteignit le ruisseau, l'Idiot s'accroupit sur la berge et se mit à regarder. Une feuille tournoya en tombant, esquissa une révérence et passa à travers les piquets métalliques, avant de disparaître sous le houx.
Les piquets, encastrés dans le ciment, fendaient l'eau sur son passage. Une feuille, un morceau de branche pouvaient passer au travers. L'Idiot entra dans l'eau. Il poussa le fer, frappa le ciment submergé. Il avalait de l'eau au fur et à mesure. Il suffoquait. Mais il n'en persistait pas moins, aveuglément, inébranlablement. Puis, nouant ses deux mains autour d'un piquet, il secoua de toutes ses forces et se déchira une paume. Il recommença sur un autre piquet. Et soudain, il y eut comme un cliquetis, le piquet avait joué, il cognait contre la barre transversale.
Il s'assit au fond du ruisseau, dans l'eau jusqu'aux aisselles, et il plaça l'un de ses pieds de chaque côté du piquet. Il recommença à tirer. Une tache rose monta dans l'eau, puis fila le long du courant. Il se penchait en avant, se penchait en arrière. Quelque chose céda et il fut précipité en arrière, la tête contre le fond. Il resta là paralysé pendant quelques secondes, puis le courant le plaqua contre la grille. L'eau qu'il avait avalée le fit tousser douloureusement. Il redressa la tête et, quand le monde tournoyant se fut un peu calmé, plongea de nouveau. L'ouverture n'était haute que d'une trentaine de centimètres et large comme la main, au plus. Il y enfonça le bras, jusqu'à l'épaule, la tête toujours en plongée, puis se redressa et y enfonça la jambe.
Encore une fois, il se rendait vaguement compte qu'il ne servait à rien de vouloir. II s'attaqua au piquet suivant, puis au suivant, aucun ne céda.
Pour finir, il se reposa. Sans espoir, il contempla les cinq mètres de palissade, cette grille métallique aux barres trop serrées dont les extrémités aiguës se recourbaient en avant, là-haut, sous le parement incrusté de tessons de bouteilles fermement maintenus. Il sentait au centre de son être quelque chose de douloureux. Le morceau d'acier qu'il avait arraché à la barrière dans la main, il attendit, un regard stupide braqué sur la palissade.
« ... touche-moi, touche-moi... »
C'était ça.
Ça, et la grande vague d'émotion qui montait en même temps. Une exigence, une faim, un flot de tendresse et de désir. L'appel n'avait jamais cessé de retentir. Mais à présent, c'était autre chose. Comme si un signal, soudain, avait été lancé. Et soudain le fil qui unissait en lui deux identités contradictoires s animait. Le contact s'établissait entre la périphérie et le centre. Les yeux étranges de l'Idiot tombèrent sur le morceau de métal qu'il tenait à la main, et sa raison – rouillée à force de ne pas servir – se mit en branle également pour la première fois.
Assis dans l'eau, à côté de la barrière, il se mit à frotter le piquet à l'endroit même de l'entretoisement.
La pluie tomba. Il devait pleuvoir tout le jour, toute la nuit, la moitié du jour suivant.
* * *
« Elle était là », dit Alice, une rougeur aux pommettes.
M. Kew tournait autour de la pièce, les yeux brillants. Il passa le fouet à travers l'anneau de ses doigts. C'était un fouet à quatre queues.
Alice faisait de son mieux pour se rappeler :
« ... Et elle voulait que je la touche. Elle me l'a demandé...
— On la touchera », dit-il... Puis : « Le mal, le mal. Impossible d'échapper au mal. Je croyais que si. Mais non ! Tu as le mal en toi, Alice, et tu le sais. Puisqu'une main de femme t'a touchée... Mais Evelyne... Non. C'est dans le sang, et le sang finit toujours par parler... Où crois-tu qu'elle soit ?
— Dehors, peut-être ?... Au bord de l'étang. Elle aime l'étang... Je vais t'accompagner. »
Il regarda, vit son visage ardent, ses yeux : « Non, ceci est mon affaire. Reste ici.
— Oh ! s'il te plaît. »
Il fit tournoyer le fouet au manche pesant.
« Toi aussi, Alice ? »
Elle se détourna, follement inquiète.
« Non ! Non ! » Il ajouta : « Pas maintenant. Plus tard. » Et il disparut en courant.
Alice restée seule trembla, puis alla se mettre à la fenêtre. M. Kew avançait d'un pas décidé, tout droit, sous la pluie. Les mains d'Alice agrippèrent le store. Elle ouvrit la bouche et laissa échapper un bêlement curieusement modulé et sans signification.
* * *
... Quand Evelyne atteignit l'étang, elle était hors d'haleine. Quelque chose, une fumée invisible, magique, s'étendait sur la surface de l'eau. Evelyne aspirait à grandes goulées. Maintenant. Ici même, elle en était sûre, la chose était proche. Evelyne lui souhaitait la bienvenue. Elle courut au bord de l'eau, se tendit vers elle.
Un bouillonnement se produisit, là où le ruisseau se jetait dans l'étang, et l'Idiot apparut entre les branches de houx. Il se débattit pour atteindre la rive où il tomba, suffoquant, les yeux levés vers Evelyne. Il était grand, il était maigre, il était couvert d'égratignures. Il avait les mains gonflées, mouillées. Son vêtement pendait en loques sur son corps décharné, mais ne le couvrait plus du tout.
Et elle se pencha sur lui, prise au charme. D'elle partit l'appel, grandes vagues de solitude et d'attente, de faim et de joie. Elle se sentait secouée, non surprise, puisqu'elle avait pris conscience depuis plusieurs jours de son existence à lui, et lui, de son existence à elle. A présent, dans le silence, ils vivaient l'un pour l'autre. Elle s'inclina, elle le toucha, elle toucha son visage et sa tête échevelée.
Il frémit et, se redressant, sortit de l'eau. Evelyne s'abattit à son côté. Elle vit enfin les yeux de l'Idiot. Ces yeux parurent gonfler, monter dans l'air pour le remplir.
Evelyne se tendit vers ce regard, souhaita d'y vivre, peut-être d'y mourir, de s'y fondre.
Elle n'avait jamais adressé la parole à un homme. Lui n'avait jamais parlé à quiconque. Elle ignorait ce qu'était un baiser. Et s'il avait vu deux êtres s'embrasser, il n'aurait pas saisi la portée de ce geste. Ils avaient mieux à faire. Serrés l'un contre l'autre, l'une de ses mains à elle posée sur son épaule à lui, ils ne purent entendre le pas résolu de M. Kew, ni le rugissement de rage qu'il poussa. Rien d'autre qu'eux-mêmes n'existait pour eux, jusqu'à la seconde où il avança sur eux, souleva Evelyne, la jeta derrière lui. Sans regarder où elle tombait, il se pencha sur l'Idiot et, les lèvres blanches, les yeux égarés, leva son fouet.
L'Idiot, abasourdi, ne sentit pas la première avalanche de coups, ni la seconde. Il ne parut pas s'apercevoir qu'on le battait. Et, pourtant, sa chair trempée, sa chair coupée, lacérée, tuméfiée, se fendait; le sang jaillissait. Stupide, il fixait toujours les yeux sur ce point où s'étaient trouvés les yeux d'Evelyne. Et il ne bougeait pas.
Mais les lanières sifflaient, claquaient, lui enfonçaient leurs tresses de cuir dans l'échiné. Le réflexe ancien joua. L'Idiot se mit à reculer, voulut glisser jusqu'au ruisseau. M. Kew lâcha le fouet, saisit des deux mains le poignet de l'Idiot et se mit à courir, traînant ce corps qui ballait derrière lui. Il frappa d'un coup de pied la tête de l'Idiot, puis ramassa son fouet et revint vers l'Idiot qui venait de réussir à se soulever sur les coudes. A coups de pied, M. Kew le fit basculer sur le dos. Un pied sur le torse de l'Idiot, il le maintint contre terre, cependant qu'il cinglait son ventre nu.
Un rugissement diabolique monta. M. Kew se secoua, se tordit et se trouva face à face avec sa fille. Evelyne, hagarde, saignait, un filet de bave sur la lèvre. Elle griffa le visage de son père. Blessé à l'œil gauche, M. Kew hurla de terreur puis, se redressant, il crispa ses mains dans la dentelle, autour du cou d'Evelyne qu'il frappa à la tête, à deux reprises, du manche plombé de son fouet. Ensuite, pleurnichant, geignant, il revint à la charge contre l'Idiot. Mais l'Idiot ne prêtait plus attention qu'au besoin de fuir qui s'était fait jour en lui. Peut-être aussi la poignée plombée de la cravache avait-elle brisé quelque chose en même temps qu'elle envoyait le souvenir d'Evelyne dans les limbes. Le long corps de l'Idiot plia, se détendit comme celui d'une sauterelle. Il fit un saut périlleux, se rattrapa, bondit. Le fouet le cingla en plein vol. Le manche tomba de la main de M. Kew qui hurla et bondit après l'Idiot. Mais l'Idiot avait déjà plongé parmi les racines du houx arborescent. Son visage disparut parmi les feuilles. D'une main, M. Kew saisit un pied mouillé qui le frappa à l'oreille comme il tentait de l'attirer à lui. Puis M. Kew cogna du front contre les piquets de fer.
L'Idiot avait déjà traversé. A demi sorti de l'onde, il haleta. Il se retourna et aperçut l'homme derrière la grille, accroché aux barreaux, stupéfait de découvrir l'existence d'une brèche dans l'enceinte, sous l'eau.
L'Idiot, cependant, restait cloué à terre. De l'eau pourpre coulait de son corps. Lentement, le réflexe de fuite le quitta. Un sentiment nouveau l'envahissait. Quelque chose comme la crainte; presque aussi puissant que l'appel à quoi il avait répondu en franchissant les piquets de fer.
Il lâcha les herbes empoisonnées qui croissaient près du ruisseau, laissa le courant l'emporter jusqu'à la palissade et il ouvrit de grands yeux. Les hurlements s'interrompirent.
Pour la première fois, il fit consciemment usage de son regard pour autre chose que pour se procurer une croûte de pain.
Le vieil homme une fois parti, il sortit du ruisseau, et, chancelant, il gagna la forêt.
* * *
Quand Alice vit revenir M. Kew, elle se mordit la main, jusqu'au sang. Ce n'étaient pas ses vêtements, déchirés, mouillés, ni son œil en mauvais état. Mais quelque chose d'autre :
« Père... Père... »
Pas de réponse. M. Kew marchait droit sur elle. Alice fit un pas en arrière au moment où elle allait être écrasée comme une tige de blé sous la semelle. Il la laissa derrière lui et passa la porte de la bibliothèque qu'il laissa ouverte.
« Père... Père... »
Pas de réponse. Elle gagna la bibliothèque. II se trouvait à l'autre bout de la pièce, devant le bureau à cylindre qu'elle n'avait jamais vu ouvert. Ce jour-là, il l'était. Il y avait pris un revolver à long canon. Un revolver pour tirer à la cible. Il y avait pris également une boîte de cartouches. Et, méthodiquement, il chargeait le revolver.
Alice courut à lui.
« Quoi ? Que puis-je faire pour vous ? Etes-vous blessé ? Que faites... »
L'œil indemne était fixe et vitreux. M. Kew respirait lentement. L'arme chargée, le cran de sûreté levé, M. Kew jeta un regard à sa fille et leva son arme.
Cet œil unique, M. Kew l'avait fixé sur sa fille. Alice se débattait comme un insecte empalé sur une épingle. Elle savait de façon certaine que son père ne la voyait nullement. Qu'il regardait non pas elle, mais une horreur qu'on ne saurait jamais et qui n'était qu'à lui seul. Toujours le regard fixé à travers elle, il plaça le canon du revolver entre ses dents et il appuya sur la détente.
Le bruit avait été dérisoire. Sur le sommet du crâne, M. Kew avait à présent une touffe de cheveux qui bouffait. L'œil était toujours braqué sur Alice. Elle cria, appela son père. Il était impossible de croire que, d'une seconde à l'autre, M. Kew avait cessé d'entendre. Il oscillait en avant comme pour montrer à sa fille la plaie qui remplaçait sa chevelure. N'en pouvant plus, Alice prit la fuite.
Puis, soudain, après, il y avait eu trop de silence.
Elle ne devait retrouver Evelyne que deux longues heures plus tard. Evelyne étendue près du petit étang, sur le dos, les yeux grands ouverts. La figure d'Evelyne était gonflée d'un côté avec un trou large de trois doigts.
« Ne fais pas ça ! dit-elle à Alice qui voulait essayer de lui soulever la tête; arrête ! »
Alice la laissa tranquille. Elle s'agenouilla et prit entre les siennes les mains d'Evelyne et demanda : « Qu'est-ce qui s'est donc passé ? » Evelyne parlait calmement :
« Père, dit-elle, il m'a frappée. Maintenant, je vais dormir. » Alice se mit à gémir. Evelyne reprit :
« Comment ça s'appelle... Quand une personne a besoin d'une autre personne... de son contact, et que les deux sont comme une seule ?... Et qu'il n'y a plus rien d'autre qui existe... Nulle part ? »
Alice, qui avait lu des livres, réfléchissait.
« L'amour, finit-elle par dire; c'est de la folie. C'est le mal ! »
Le visage serein d'Evelyne parut éclairé de sagesse.
« Non ! fit-elle, ce n'est pas le mal. J'ai senti...
— Il faut que tu rentres à la maison.
— Je vais dormir ici, dit Evelyne ; tout va bien, Alice.
— Oui !
— Je ne me réveillerai pas. Plus jamais... J'aurais voulu faire quelque chose. Maintenant, je ne pourrai pas. Veux-tu le faire à ma place ?
— Oui ! je le ferai.
— Pour moi... Mais tu ne voudras pas ?
— Si. Si. Je le ferai.
— Quand le soleil brillera, dit Evelyne, tu t'y baigneras. Ce n'est pas tout, attends. » Elle ferma les yeux. « Dans le soleil, bouge, cours... Et saute. Très haut. Fais du vent en bougeant et en courant. J'aurais tant voulu. Jusqu'à maintenant, je ne savais pas... Oh ! Alice...
— Quoi ! que se passe-t-il ?
— Il est là ! il est là. Tu ne le vois pas ? L'amour. Avec le soleil derrière lui. »
Les yeux si doux, si clairs regardaient le ciel qui se faisait menaçant. Alice regarda, ne vit rien. Elle regarda Evelyne. Evelyne ne voyait rien non plus. Elle ne verrait plus rien. Jamais plus.
Au loin, dans la forêt, un sanglot s'éleva.
Alice dressa l'oreille; puis elle ferma les yeux d'Evelyne, se releva et courut vers la maison. Le sanglot la suivait. Le sanglot la suivit dans la maison. Et même alors, il chantait encore en elle.
* * *
... Quand Mme Prodd entendit le pas du cheval retentir dans le jardin, elle se mit à grommeler. Elle distinguait le cheval de trait et le traîneau, et son mari qui cheminait lourdement à côté. Les voilà ! ils passent le portail.
« Je m'en vas lui savonner la tête, pensa-t-elle, partir comme ça au bois pour ne plus en revenir, et laisser brûler mon dîner. »
Mais ce n'était pas le moment de se fâcher. Il lui suffit d'un regard pour s'en rendre compte.
« Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, inquiète.
— Donne-moi une couverture. Ya un bonhomme qui est blessé. Je l'ai trouvé dans le bois. On dirait qu'un ours l'a attaqué. Il a ses vêtements tout déchirés. »
Elle courut chercher la couverture. Il partit en courant. Une minute plus tard, il était de retour, un homme sur les bras.
« Par ici », dit Mme Prodd. Elle poussait la porte de la chambre de Jack. Prodd hésita, le grand corps en équilibre sur ses bras : « Allons ! Allons ! Vas-y ! T'occupe pas de la courtepointe, on la lavera. »
« De l'eau, grogna-t-il ensuite, de l'eau chaude et un chiffon propre. » Elle sortit. Il souleva doucement la couverture. « Seigneur Dieu ! » s'exclama-t-il. Elle revenait dans la pièce. « Il ne passera pas la nuit, lui expliqua-t-il, c'est bien la peine de le tracasser avec ça. » Et il montra l'eau fumante qu'elle avait apportée. .
« Nous devons essayer », lui répondit-elle. Mais elle resta la face blanche, les yeux fermés. Il avait pris la cuvette.
« Allons, maman, remets-toi.
— Allons-y », souffla-t-elle et elle se mit en devoir de laver le corps meurtri.
Il passa la nuit. Il passa même la semaine. Ce n est qu’alors que les Prodd se mirent à espérer. Immobile dans la pièce qu'on appelait la chambre de Jack, intéressé par rien, conscient de rien (sauf peut-être de la lumière qui venait et s en allait), il regardait la fenêtre. Il n'y avait pas grand-chose à voir : une montagne très loin, quelques arpents de terre qui appartenaient à Prodd. Ou, parfois, Prodd lui-même, silhouette perdue, grande comme une poupée, qui grattait le sol, qui se penchait pour arracher les mauvaises herbes. Quand Mme Prodd apportait à manger, des œufs, du lait sucré chaud, du jambon fumé à la ferme et des galettes de maïs, il avalait si Mme Prodd insistait ; mais autrement il ne réagissait pas.
En rentrant le soir, Prodd posait toujours la même question :
« Est-ce qu'il a dit quelque chose ? »
Et Mme Prodd secouait la tête.
Au bout de dix jours, Prodd eut une idée. Au bout de deux semaines, cette idée, il l'exprima :
« Est-ce qu'il ne serait pas drôle, maman ? » Elle était inexplicablement furieuse : « Qu'est-ce que tu veux dire, drôle ? » Il eut un geste vague.
« Tu sais bien ? Quelque chose comme innocent. Je veux dire que s'il ne parle pas, peut-être que c'est parce qu'il ne sait pas.
— Non ! Tu as remarqué ces yeux qu'il a ? Ce n'est pas un idiot. »
Oui, il avait regardé les yeux. Ces yeux, il les avait trouvés drôles. C'est tout ce qu'on pouvait en dire. « Je voudrais bien qu'il dise quelque chose.
— Tu sais bien, Grâce...
— Tu me l'as déjà raconté. Ta cousine qui a perdu ses enfants.
— Oui ! Eh bien ! après l'incendie, Grâce était comme ça. Elle restait sans rien dire et sans bouger, couchée toute la journée. Tu lui parlais : c'était comme si elle n'entendait pas. Tu lui montrais quelque chose : elle aurait aussi bien pu être aveugle. Il a fallu la nourrir à la petite cuiller. Et la laver !
— Eh bien, c'est peut-être ça. Ce gars-là, il a certainement été fourré dans quelque chose qui vaut la peine d'être oublié... Mais Grâce, elle a été guérie ?
— Ben, elle n'a jamais plus été la même... Mais elle en est revenue. Je pense que parfois la vie est trop dure, et qu'on doit partir se reposer... »
Les semaines passèrent. Les tissus se reformaient. Et le grand corps absorbait les aliments comme un cactus absorbe de l'humidité. Jamais dans son existence il n'avait eu, en même temps, du repos et de la nourriture et...
Elle était assise à son chevet et lui chantait Dors, mon petit ange, dors ou bien Là-bas sur la colline... Mme Prodd était une brune aux cheveux ternes et aux yeux délavés. Elle racontait à ce visage immobile et silencieux toute l'histoire des gens de là-bas, très loin, dans l'Est. Et comment Prodd était venu lui faire la cour dans la Ford modèle T du patron, et qu'il ne savait même pas la conduire, sa Ford. Elle lui racontait toutes ces petites choses qui n'appartiendraient jamais tout à fait au passé, pour elle. Comment était la robe qu'elle avait portée lors de sa première communion. Et ce qui s'était passé cette fois où le mari de Grâce était rentré soûl à la maison, son pantalon du dimanche déchiré, et un porcelet vivant sous le bras, qui hurlait à réveiller les morts. Et elle lui lisait le Livre des Prières ainsi que des pages de la Bible. Elle lui disait tout ce qu'elle avait dans l'esprit, mais elle ne parlait jamais de Jack.
Jamais l'Idiot ne souriait. Jamais il ne répondait. On ne pouvait remarquer qu'une toute petite différence : quand elle était là, il gardait les yeux fixés sur elle. Quand elle n'y était pas, il gardait les yeux fixés sur la porte, sans se lasser. Mais Mme Prodd ne pouvait imaginer toute l'importance que cela avait.
Un jour vint, enfin, où les Prodd étant à déjeuner, il y eut un remue-ménage derrière la porte. Prodd se leva, ouvrit.
« Allons, allons, dit-il, tu ne penses tout de même pas que tu vas te promener dans cette tenue, non ?... Tu veux me donner mes vieux bleus de travail, maman ? »
L'Idiot était faible, et il avançait de façon mal assurée. Ils l'aidèrent à se mettre à table. Et il s'abattit sur la chaise, sans même remarquer que le repas était servi. Mme Prodd lui passa une cuiller pleine sous les narines, pour lui faire envie. Il prit la cuiller dans sa lourde poigne et mangea, les yeux fixés sur Mme Prodd. Elle lui tapa sur l'épaule, et le félicita de si bien se tenir.
« Voyons, maman, disait Prodd, tu ne vas pas le traiter comme s'il avait deux ans. »
Peut-être que c'étaient ses yeux, mais Prodd de nouveau avait peur.
Sa femme lui serra la main. Il comprit et se tut. Mais plus tard, le même jour, alors qu'il la croyait endormie, elle lui dit :
« Tu sais, Prodd, il faut bien que je le traite comme s'il avait deux ans, ou peut-être même moins que ça.
— Comment ça se fait ?
— Avec Grâce, c'était la même chose. Mais en moins grave. Comme si elle avait eu six ans; pour commencer, elle jouait à la poupée. Une fois où elle n'a pas eu de la tarte aux pommes comme les autres, elle a pleuré tout ce qu'elle savait. Comme si elle avait recommencé à grandir. Plus vite. Mais la même chose.
— Et tu crois que ce sera pareil pour lui ?
— Est-ce qu'on ne lui donnerait pas deux ans ?
— C'est la première fois que je vois un enfant de deux mètres de haut.
— Ecoute... Nous allons l'élever comme si c'était notre fils. » Il se tut. Puis, ayant bien réfléchi :
« Et comment allons-nous l'appeler ?
— Pas Jack », dit-elle avant d'avoir pris le temps de se taire. Il grogna son assentiment.
« ... Tu sais, pour lui trouver un nom, nous avons tout le temps. D'abord, il doit avoir le sien, et ce ne serait pas juste de lui en donner un autre. Attendons. Il se remettra et il se souviendra. »
Prodd réfléchit, puis finit par dire : « Tu sais, maman, j'espère que nous ne sommes pas en train de faire une sottise. » Mais elle dormait à poings fermés.
* * *
Il y eut quelques miracles.
Les Prodd considéraient qu'il s'agissait de réussites, de victoires. En vérité, c'étaient des miracles. La fois où M. Prodd s'aperçut qu'il y avait deux fortes mains à l'autre bout du morceau de bois qu'il transportait. La fois où Mme Prodd trouva son malade en train de tenir et de regarder une boule de laine, qu'il tenait, qu'il regardait uniquement parce qu'elle était rouge. La fois où il trouva un seau plein d'eau à côté de la fontaine et l'apporta jusqu'à la maison. Mais il fallut très longtemps, par exemple, pour lui montrer à faire fonctionner la pompe.
Un an déjà s'était écoulé depuis son arrivée à la ferme. Mme Prodd, qui avait de la mémoire, lui fit cuire un gâteau. Spontanément, elle planta dessus quatre bougies. Les Prodd se penchèrent sur lui, qui, fasciné, contemplait avec admiration les petites flammes. Et Prodd lui cria à travers la table : « Souffle-les, fiston ! »
Peut-être qu'il projeta la chose devant lui par la pensée ? Peut-être était-ce à cause du flot de chaleur qui montait du couple, la chaleur de cette tendresse qu'on lui portait ? Il pencha la tête et il souffla. Ils rirent et, s'approchant de lui, Prodd lui tapa sur l'épaule tandis que Mme Prodd l'embrassait sur les deux joues.
Quelque chose se tordit en lui. Ses yeux tournoyèrent. On ne voyait plus que le blanc du globe oculaire. Le chagrin qu'il portait en lui s'effondra, fondit, l'envahit. Ce n'était pas l'appel qu'il avait entendu derrière la palissade de chez les Kew. Même à un degré moindre, ce n'était pas ça. Mais comme il ne pouvait plus s'élever aussi haut que ce dont il avait gardé la mémoire, il sentait la perte qu'il avait éprouvée. Et il fondit en larmes.
Des sanglots comme ceux qu'avait entendus Prodd dans la forêt et qui l'avaient mené jusqu'à l'endroit où l'Idiot gisait abandonné, il y avait un an de cela. La chambre était trop petite pour contenir une telle peine. Mme Prodd n'avait jamais rien entendu de semblable. Son mari, oui, le premier soir; et il n'aurait pu dire s'il était plus terrible de découvrir de tels sanglots ou de les entendre pour la seconde fois.
Mme Prodd prit l'Idiot dans ses bras et lui fit un câlin. Prodd se gratta la gorge, se balança d'un pied sur l'autre : « Euh ! » fit-il.
Et, tout à coup, les sanglots s'interrompirent.
L'Idiot reniflait et regardait l'un après l'autre M. et Mme Prodd, avec, sur son visage, une nouvelle expression, comme si un masque de bronze était tombé.
« Je regrette, dit Prodd, Tu ne crois pas que nous avons eu tort de faire ça, dis ?
— Sûrement pas, répondit son épouse; tu verras plus tard. »
Désormais, il eut un nom.
Ce soir où il avait pleuré, il avait aussi découvert que, s'il le voulait, il pouvait communiquer avec ses semblables. Ce n'était pas la première fois qu'une telle chose arrivait. Mais jusque-là cela se produisait à la façon du vent qui souffle, à la manière d'un réflexe; avec le même automatisme qu'un éternuement, qu'un frisson. Maintenant cette possibilité qui était en lui se présentait devant ses yeux comme la boule de laine qu'il tournait et retournait. Ces bruits qu'on appelle des mots ne voulaient toujours pas dire grand-chose pour lui. Mais il commençait à faire la différence entre ce qui s'adressait à lui et ce qui s'adressait à d'autres. Jamais, en vérité, il ne devait apprendre à écouter les mots. C'était plutôt les idées qui se communiquaient directement à lui. Et les idées étant immatérielles, en elles-mêmes, il n'est pas surprenant que l'Idiot n'ait appris que très lentement à donner à celles-ci la forme du langage.
« Quel est ton nom ? » lui demanda Prodd un beau matin.
Tous les deux, l'Idiot et le cultivateur, ils remplissaient l'abreuvoir. Et l'eau qui coulait dans le soleil absorbait toujours l'Idiot, l'absorbait, le déchirait, l'émouvait.
« Ah ! » s'exclama-t-il, et il leva les yeux. Et il resta le regard enchaîné au regard de Prodd.
Nom... La petite étincelle partit s'enquérir de ce que cela pouvait bien signifier, puis revint chargée de quelque chose qu'à défaut de mieux on peut baptiser : définition. Mais, remarquez, les mots manquaient pour vêtir les concepts : Nom... C'est ce qui est moi et en même temps ce que j'ai fait, ce que j'ai été, ce que j'ai appris.
Tout était là, qui n'attendait que le symbole de nom. Le vagabondage, la faim, ce qu'il avait perdu et, pire encore, l'absence. Et cette presque perception qu'il avait, qu'étant ici, chez les Prodd, il n'était pas quelque chose, mais le succédané de quelque chose :
« TOUT SEUL !
— Seul, répéta Prodd. Tout seul. »
Et l'Idiot comprit que cela signifiait bien quelque chose de précis pour Prodd. Peut-être pas exactement ce qui avait été dit. Mais cela irait très suffisamment comme ça.
Il voulut répéter. Mais sa langue était agitée de spasmes. Un voile de salive se formait, échappait en bave, coulait le long de ses lèvres. Il tenait désespérément à se faire comprendre et il trouva un autre langage : il inclina la tête.
« Tout seul, dit Prodd, tu t'appelles Tousseul ? »
L'Idiot inclina encore une fois la tête. Ce fut sa première parole et sa première conversation. Nouveau miracle.
Il lui fallut cinq ans pour apprendre à parler et toujours il devait préférer se taire. Il ne put jamais apprendre à lire. Simplement parce qu'il ne disposait pas de l'équipement nécessaire.
* * *
... Il y avait deux petits garçons pour qui l'odeur de désinfectant, c'était l'odeur de la haine.
Pour Gerry Thomson, c'était l'odeur de la faim aussi et de la solitude. Tout ce qu'il mangeait en était imprégné. Le sommeil sentait le désinfectant et la faim, le froid, la crainte. Tous les éléments constitutifs de la haine. La haine, du reste, était la seule chaleur qui existât en ce monde. L'homme s'accroche aux certitudes. Et il s'y accroche plus encore quand il n'y en a qu'une seule et qu'il est âgé de six ans à peine. A six ans, Gerry était véritablement un homme. Ou, du moins, il possédait au plus haut point cette capacité d'adulte qui consiste à apprécier le plaisir grisâtre de simplement ne pas souffrir. Gerry était capable d'une patience infinie. Celle des hommes résolus à qui il est nécessaire de paraître désarmé jusqu'au moment décisif. On ne cherche pas à se rendre compte que, pour un enfant de six ans, le passé remonte aussi loin que pour l'homme fait, et que cette route qui s'étend en arrière est toute remplie de détails et d'épisodes. Les tourments qu'avait connus Gerry, les pertes qu'il avait subies, les maladies dont il avait eu à souffrir, auraient suffi à faire un homme de n'importe qui. Et cela se voyait. C'est alors qu'il se mit à accepter, à obéir, à attendre. Sa voix ne protesta plus. Son visage devint inexpressif. Il vécut ainsi, deux années durant, jusqu'au jour de la décision. Puis ce fut l'évasion de l'orphelinat. Il vécut dans la solitude, couleur d'égout, couleur d'ordures, afin de ne pas être pris. Décidé à tuer, plutôt que de se laisser reprendre, et à haïr, en guise d'autre argument.
Ni faim ni froid ni maturité hâtive pour Hip. Mais l'odeur de la haine cependant. Cette odeur, elle entourait le médecin, son père. Elle flottait autour des doigts agiles et durs, autour des vêtements endeuillés. Jusqu'au son de la voix du docteur Barrows qui, dans le souvenir de son fils, baignait dans l'eau de Javel et le phénol.
Le jeune Hip Barrows était un bel enfant, un enfant prodige pour qui l'univers se refusait d'apparaître sous les espèces d'un chemin de céramique désinfectée. Tout était facile pour lui, y compris la morale que le docteur lui administrait par doses massives. Le docteur avait réussi. C'était un homme moral, qui avait fait carrière dans l'infaillibilité. Hip avait monté comme une fusée. Brillant, vif, intelligent, ses dons lui avaient attiré tout ce que peut désirer un jeune garçon. Et néanmoins, il y avait en lui quelque chose qui lui répétait qu'il était une sorte d'escroc, qu'il n'avait pas droit à ce qu'il n'avait pas gagné. Car telle était la philosophie de son père le médecin, homme dur qui avait durement peiné pour tout ce qu'il avait obtenu. Ainsi les talents de Hip, s'ils lui donnaient des amis et lui faisaient recevoir des honneurs, engendraient aussi un malaise, et une humilité maladive dont il ne prenait même pas conscience.
A huit ans, Hip s'était monté une première radio, construisant lui-même le bobinage. Sa radio, il l'avait pendue aux ressorts du sommier de son lit. Le microphone était dissimulé à l'intérieur du matelas, ce qui lui permettait d'écouter, la nuit, couché sur le dos. Le docteur, qui avait découvert le pot aux roses, lui interdit de remettre la main sur un morceau de fil électrique, lui vivant. Il n'avait que neuf ans quand le docteur avait trouvé la cachette où Hip dissimulait ses manuels et traités de radiographie et d'électronique. Un à un, l'enfant avait dû les brûler de sa propre main. A douze ans, Hip avait gagné une bourse au collège technique supérieur en dessinant un galvanomètre à principe nouveau. Et le docteur Barrows avait dicté à son fils unique la lettre de refus. A quinze ans, Hip s'était fait mettre à la porte de l'école préparatoire de médecine, pour avoir perversement déplacé les relais de l'ascenseur, tant et si bien que gagner l'étage supérieur devenait une glorieuse aventure. A seize ans, fils désavoué et heureux de l'être, il gagnait son pain, dans un laboratoire de recherches, tout en suivant les cours d'une école d'ingénieurs.
C'était un grand garçon brillant et extrêmement aimé de ses camarades. Il avait besoin d'être aimé et, sur ce point comme sur les autres, il réussissait à merveille. Il jouait du piano avec une surprenante vélocité. Aux échecs, on trouvait en lui un adversaire rapide et subtil. Mais là, comme au tennis, il avait appris à perdre avec adresse, pas trop souvent. Le temps, il le trouvait toujours, de parler et de lire, de s'émerveiller en silence, d'écouter ceux qui trouvaient plaisir à se faire écouter, d'expliquer le jargon technique à l'usage de ceux qui comprenaient mal. Jusqu'à la préparation militaire, pour laquelle il avait le temps. Ce qui devait, en fin de compte, lui valoir un grade de sous-lieutenant.
Mais l'Armée de l'Air ne ressemblait à aucune des écoles qu'il avait fréquentées. Il lui fallut un bon bout de temps pour se rendre compte que le colonel ne se laissait pas attendrir par la docilité ou convaincre par un trait d'esprit, comme le doyen, le directeur ou le proviseur. Il lui fallut plus longtemps encore pour se rendre compte que, dans la vie militaire, c'était, non pas la minorité, mais l'immense majorité qui avait tendance à considérer d'un mauvais œil les succès sportifs, la conversation brillante et la réussite en général. Et il fut plus seul qu'il ne l'eût souhaité.
A la batterie de D. C. A., il devait trouver une réponse, un rêve, et la catastrophe...
* * *
... Alice Kew se tenait dans l'ombre, à l'orée du bois. Elle gémissait :
« Pardonne-moi, père, pardonne-moi ! » Elle s abattit sur l'herbe, vaincue par le chagrin, l'angoisse, déchirée par les conflits.
« Pardonne-moi, disait-elle en implorant avec passion; pardonne-moi, murmurait-elle avec mépris...
« Pourquoi n'es-tu pas mort, Démon ? lui demandait-elle. Tu t'es tué, il y a cinq ans de ça, et tu as tué ma sœur, et c'est toujours : père, pardonne-moi ci et père, pardonne-moi ça. Sadique, pervers, assassin, démon, affreux homme empoisonné !...
« Je reviens de loin, se disait-elle, je ne reviens de nulle part. Ah ! comme je me suis échappée, comme j'ai fui le brave maître Jacobs, cet aimable avocat, quand il est venu m'aider, au moment du malheur ! Comme j'ai couru pour ne pas rester seule avec lui, de peur qu'il ne devienne fou et ne m'empoisonne. Et quand il est revenu avec sa femme, j'ai couru aussi. J'étais persuadée que les femmes, c'était aussi le démon, et qu'elles ne devaient pas me toucher. Ils ont eu toutes les peines du monde avec moi. Et j'ai mis du temps à comprendre que ce n'était pas eux qui étaient insensés, mais moi... J'ai mis du temps à comprendre toute la gentillesse de la mère Jacobs, quand elle me disait : « Mais voyons, mon enfant, personne n'a mis de robes comme celles-ci depuis quarante ans. » Et dans le taxi, quand je hurlais à ne pouvoir m'arrêter. Tout ça parce que j'avais vu tous ces corps qui se touchaient, tous si terriblement vivants. Des corps dans les rues. Des corps sur les marches d'escalier. Des corps dans les photographies de journaux. Des hommes qui tenaient des femmes qui riaient, audacieuses, impudiques... Et le docteur Rothenstein qui expliquait, qui expliquait. Et qui reprenait à partir du commencement et qui expliquait encore. Et qu'il n'y avait pas de sueur empoisonnée. Et qu'il fallait qu'il y eût des hommes et puis des femmes. Sans quoi il n'y aurait plus personne du tout... Je devais apprendre tout cela, cher père diabolique, à cause de toi. A cause de toi, je n avais jamais vu de voiture automobile. Je n'avais jamais vu un sein nu, ni un journal, ni un chemin de fer. Ni une serviette de papier. Ni deux personnes qui s'embrassaient. Ni un restaurant. Un ascenseur. Ni un maillot de bain. Ni les poils sur... 0 père, pardonne-moi.
« Je ne crains pas le fouet. Je crains les yeux et les mains. Merci, père. Un jour, un jour tu verras, je vivrai avec du monde autour de moi. Je voyagerai dans leurs trains et je conduirai ma propre motocyclette. Je me trouverai au milieu de la foule, sur la plage; au bord de la mer qui avance et recule sans jamais de muraille pour l'arrêter. J'entrerai dans l'eau et j'en sortirai habillée seulement d'un morceau d'étoffe ici et là. Et je montrerai mon nombril. Et je rencontrerai un homme aux dents blanches, père, et aux bras ronds et musclés. Et je... Que vais-je devenir ? Oh ! que suis-je devenue ? Père, pardonne-moi.
« J'habite une maison que tu ne connais pas. Il y a des fenêtres qui donnent sur la route, où passent les voitures qui font un bruit amical. Il y a aussi des enfants qui jouent devant la haie. Cette haie n'est pas un mur et le passage est ouvert à tout le monde. Je regarde de derrière le rideau quand ça me plaît, et je vois les étrangers. Impossible qu'il fasse nuit noire dans la salle de bains. Il y a un miroir aussi grand que moi. Et un de ces jours, père, je laisserai tomber la serviette dans laquelle je me drape.
« Mais tout cela, c'est pour plus tard. Les promenades parmi les vivants, qu'on touche sans crainte, pour plus tard. Pour l'instant, je suis une solitaire. Il faut que je lise, que je lise. Que j'apprenne comment est le monde. Que j'apprenne le monde et ses œuvres et les fous comme vous, père, et ce qui les a si terriblement pervertis. Le docteur Rothenstein a bien insisté sur le fait que tu n'étais pas seul de ton espèce, que tu n'étais un cas si particulier que parce que, uniquement, tu étais si riche.
« Evelyne... Evelyne n'a jamais su que son père était fou.
Evelyne n'avait jamais vu les gravures représentant la chair empoisonnée. Je vivais dans un monde qui n'était pas celui-ci. Mais l'univers où nous la gardions, père et moi, était tout aussi différent. Le monde que nous lui faisions afin de la garder pure...
« Je me demande comment il se fait, père, que vous ayez eu l'élégance de vous faire sauter la cervelle ? »
L'image de son père, étendu mort, la calma. Elle se dressa, regarda les bois derrière elle, vit les arbres, l'ombre et souffla : « Oui, Evelyne, oui !... » Puis elle aspira profondément, ferma les yeux. Ses doigts glissèrent le long des boutons de sa robe. La robe tomba. Alice glissa hors de sa combinaison et de ses bas. L'air soufflait et son contact était indescriptible. Comme s'il l'avait traversée. Elle avança dans le soleil. Et malgré les larmes qui se gonflaient sous ses paupières, elle dansa nue. Elle dansa nue pour Evelyne. En même temps, elle implorait le pardon de son père.
* * *
... A quatre ans, Janie avait lancé un presse-papiers à la tête d'un sous-lieutenant. Parce qu'elle sentait de façon précise, mais non formulée, que ce sous-lieutenant n'avait rien à faire dans la maison pendant que son père à elle, Janie, se trouvait outremer. Fracture du crâne. Comme c'est souvent le cas dans ce genre d'accident, la victime, une fois guérie, avait oublié que Janie se trouvait à cinq ou six mètres du presse-papiers, quand elle l'avait fait voler dans sa direction. Cette petite vengeance, la maman devait la faire payer cher à la fille. Preuve de plus que la puissance pas tout à fait maîtrisée offre bien des inconvénients.
« Elle me donne la chair de poule », dit la mère au sous-lieutenant suivant, en parlant de sa fille : « Je ne peux pas la voir en peinture. Tu me trouves anormale ?
— Non ! non ! » fit le sous-lieutenant suivant, mais sans conviction. Tant et si bien qu'elle devait l'inviter le lendemain après-midi, persuadée qu'une fois qu'il aurait vu Janie, il comprendrait.
Il la vit. Et il comprit. Non ! il ne comprit pas Janie; personne ne la comprenait. Mais il comprit les sentiments de sa mère. Janie était debout, très droite, les épaules effacées, pieds écartés, à faire tourner une poupée qu'elle tenait par les jambes, comme une massue. Il y avait chez elle une franchise, qui, chez un enfant, sonnait faux. Avec ça, le visage pointu, le sourcil fourni, les yeux rapprochés, une taille au-dessous de la moyenne, mais des proportions qui n'étaient pas celles d'une enfant de quatre ans avec les jambes trop longues ou le torse trop court, comme on voudra. Sa diction était d'une désespérante clarté, d'un manque de tact désespérant, aussi. Quand le sous-lieutenant (le second du grade) s'accroupit devant elle et lui dit : « Bonjour, bonjour, ma petite Janie. Si tu veux bien nous allons être d'excellents amis ? » Janie lui répondit :
« Non ! vous avez la même odeur que le commandant Grenfell. » (Le commandant Grenfell avait été un de ses prédécesseurs.)
« Janie ! criait madame mère, mais trop tard. Tu sais bien, voyons, que le commandant n'est jamais venu que pour prendre l'apéritif. »
Janie n'avait rien répondu. Ce qui avait été la cause d'un silence très embarrassant. Sur ce, le sous-lieutenant s'était avisé soudain du ridicule qu'il y avait à faire la grande flexion comme il la faisait sur le parquet, et il s'était redressé si brusquement qu'il avait bousculé le guéridon et le service à café. Le sourire de la petite s'était fait cruel et elle avait regardé attentivement les oreilles écarlates de l'officier qui ramassait les débris. Ce sous-lieutenant, parti tôt dans la soirée, ne devait plus jamais revenir.
Madame mère ne trouvait pas plus de sécurité dans ses grandes réceptions. Faisant fi de la consigne, Janie avait avancé au milieu des convives, un beau soir, jetant de ses yeux gris-vert un regard plein de retenue sur les visages levés à son approche. Un monsieur rondouillard aux cheveux jaunes qui avait la main sur le cou de madame mère, s'était exclamé : « Mais c'est la fille de Vima !
— Mais c'est l'homme de la... » avait commencé Janie. La maman l'avait interrompue : « Voyons, Janie. Voyons.
— De la quoi ? avait demandé le monsieur aux cheveux jaunes.
— De la viande au marché noir », avait répondu la petite fille, avec beaucoup d'à-propos par ces temps de restrictions.
« Va vite te coucher, mon trésor, lui avait lancé Vima. Je viens tout de suite te border, ma chérie ! »
Quelqu'un avait ri en regardant le monsieur aux cheveux jaunes. Et quelqu'un d'autre avait soufflé : « Adieu ! Adieu, gigot du dimanche ! »
Si elles avaient été fermées avec un cordon, les lèvres du spécialiste de la viande n'eussent pas été plus serrées.
Janie avait traversé la pièce comme si de rien n'était. Avant de sortir, elle s'était arrêtée. Un jeune homme aux yeux noirs brillants s'était penché en avant. Janie avait saisi son regard. Le jeune homme avait changé d'expression. Sa main avait dissimulé ses yeux noirs.
« Ne recommencez jamais », avait dit Janie, pour lui seul, et elle avait disparu.
« Vima ! s'était écrié le jeune aux yeux noirs et brillants : cette petite a un pouvoir hypnotique.
— Comment est-ce que ce serait possible ? avait répondu Vima. Elle prend des vitamines tous les jours que Dieu fait. »
Le jeune homme avait fait mine de se lever. Puis il s'était affalé dans son fauteuil.
« Seigneur ! » avait-il laissé échapper. Puis il avait boudé pour le restant de la soirée.
* * *
A cinq ans, Janie avait commencé à jouer avec deux autres petites camarades. Elles avaient mis quelque temps à s'apercevoir de quoi que ce fût. Les deux autres étaient des bambines encore à l'âge où l'on trébuche, qui échangeaient des bribes de phrases inarticulées sur un ton suraigu. Elles couraient et s'effondraient sur le ciment de la cour, exactement comme si ç'avait été une meule de foin. D'abord, Janie les surveillait en roulant un flot de salive sur sa langue. Puis elle allongeait le cou, et, par la fenêtre de son quatrième étage, elle leur crachait dessus. Tant que le crachat n'atteignait pas le sol, les jumelles n'y faisaient pas attention. Mais dès que le tir devenait plus efficace, c'était une confusion de cris, de grimaces et de sanglots tout à fait divertissante. Coup au but ! Les deux petites entraient en transes, couraient en rond, mais ne pensaient pas à lever la tête.
Autre jeu : les jours de grande chaleur, les jumelles enlevaient leur barboteuse en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. On les voyait aussi respectables que les membres du chapitre de Notre-Dame, et, une fraction de seconde plus tard, l'une ou l'autre, ou les deux ensemble, elles gambadaient nues, à dix mètres du petit tas de leurs vêtements. Elles caquetaient, s'agitaient, jetaient un regard délicieusement inquiet sur la route du sous-sol qui faisait face...
Janie avait découvert qu'avec un peu de concentration d'esprit elle pouvait faire bouger les barboteuses (quand elles étaient vides, bien entendu). Elle s'y entraînait avec application, accoudée sur l'appui de la fenêtre. Au début, l'étoffe s'agitait à peine, comme si un souffle débile l'eût habitée soudain. Bientôt, Janie réussit à faire ramper les barboteuses sur le ciment. Une affaire, vraiment, de voir les jumelles s'agiter quand la chose se produisait, et quel charivari ! Après ça, les jumelles devinrent plus prudentes. Elles ne se déshabillèrent plus pour un oui ou pour un non. Et il arriva que Janie se vît forcée d'attendre des quarante minutes avant de retrouver une occasion favorable. Parfois, même alors, Janie suspendait son pouvoir, et les deux sœurs, entièrement dévêtues, ou l'une nue et l'autre habillée, guettaient l'étoffe magique, comme deux chatons surveillent un hanneton. En avant ! Janie se remettait à l'œuvre et la barboteuse s'envolait de nouveau. Les fillettes bondissaient, parvenaient parfois à s'en emparer sans effort. Ou alors, la chasse à courre commençait, pour ne s'arrêter qu'au moment où les petits poumons soufflaient comme la chaudière d'une vieille locomotive.
Janie comprit un jour pourquoi les jumelles surveillaient la porte du sous-sol. Janie n'avait pas manifesté son pouvoir jusqu'à l'instant où, leur méfiance désarmée, elles eurent ôté leur barboteuse, une fois de plus. Les jumelles regardaient du coin de l'œil, partaient un peu plus loin, comme pour provoquer la fuite des vêtements. Et Janie retenait toujours son pouvoir. Puis elle frappa. Et les barboteuses montèrent, montèrent en un vol blanc et rose, avant d'aller s'accrocher au rebord d'une fenêtre, au premier étage. La cour se trouvait en contrebas, ce qui faisait, pour le premier étage, une hauteur de deux mètres vingt-cinq. Et Janie se reposa.
L'une des jumelles courut au milieu de la cour, sautilla d'un pied sur l'autre, tendant le cou pour voir les barboteuses, là-haut. L'autre avait couru jusqu'au mur de l'immeuble, où, au-dessous de la fenêtre du premier étage, elle étendait sa petite main aussi haut qu'elle pouvait atteindre, tapotant la brique, vainement. Elles coururent l'une, vers l'autre, jacassant anxieusement. Coude à coude, elles se remirent à dresser le bras le long du mur. Elles regardaient la porte du sous-sol avec une terreur accrue à chaque instant.
Pour finir, elles s'assirent serrées l'une contre l'autre, aussi loin qu'elles le purent de la porte du sous-sol, engourdies, paralysées.
Janie crut attendre un jour entier avant de voir la porte s'ouvrir. Le concierge, pris de boisson comme d'habitude, surgit enfin :
« Bonnie, cria-t-il, Beany, où-s'que vous êtes ?... Allons ! venez là. Regardez-vous ! Je vas vous ôter le goût du pain. Où c'est-t'y qu'vous avez mis vos habits ? »
Et il saisit une des jumelles dans chaque main. Elles gigotaient dans le ciel, au bout des grands bras. Deux ou trois fois, il tourna sur lui-même, avant de voir les deux barboteuses, là-haut.
« Alors, qu'est-ce que c'est ? Vous jetez vos habits qui coûtent cher ? Comment vous avez fait ? Je vas vous donner la fessée. »
Il jeta les deux petits corps au travers d'un seul de ses genoux. Comme il avait arrondi la main, il y eut plus de bruit que de mal. Mais le bruit de la fessée n'en était pas moins impressionnant. Janie se tordait, au quatrième.
Deux ou trois fois, la grande main s'abattit sur chacune des petites filles. Puis le concierge remit les jumelles sur leurs pieds. Elles restèrent l'une contre l'autre, les mains sur le derrière, à regarder leur père décrocher les barboteuses, puis agiter l'index tendu vers elles :
« Recommencez, et vous verrez, je dirai à M. Milton, l'homme des tramways, qu'il vienne vous poinçonner les oreilles. »
Les yeux ronds, elles se serrèrent l'une contre l'autre. Le concierge retourna dans l'entresol, et claqua la porte derrière lui.
Les petites se rhabillèrent. Après quoi, elles se collèrent au mur, et elles chuchotèrent. Fini de rire pour ce jour-là.
* * *
De l'autre côté de la rue, en face de l'immeuble où Janie habitait, il y avait un parc. Dans le parc, un ruisseau, un paon en train de muer derrière un grillage, et un petit bois de chênes nains. Dans le petit bois de chênes nains, il y avait un carré de terre nue, connu exclusivement de Janie et de plusieurs milliers de personnes qui y disparaissaient une fois la nuit venue, par couples. Mais comme Janie n'était jamais là que le jour, elle se sentait une âme d'exploratrice et de propriétaire.
Quatre ou cinq jours après l'épisode de la fessée, Janie se souvint du petit bois. Les jumelles ne l'amusaient plus. Elles ne faisaient plus jamais rien d'intéressant. Madame mère déjeunait dehors, et elle l'avait enfermée. (Un de ses admirateurs lui avait posé la question une fois où elle enfermait sa fille :
« Suppose qu'il y ait un incendie ?
— J'ai tant de veine que ça n'arrivera jamais », avait répondu Vima, désolée d'avance.)
La porte était fermée à l'extérieur par un crochet que retenait un piton. Janie marcha vers la porte, fixa son regard sur l'endroit correspondant; elle entendit le crochet se soulever, retomber hors du piton. Elle ouvrit, se dirigea vers l'ascenseur, y entra, poussa les trois boutons. L'ascenseur s'arrêtait à chaque étage. Elle ouvrait les portes, attendait, refermait les portes, repartait. S'arrêtait de nouveau... Et ainsi de suite... C'était si bête que ça l'amusait. Au rez-de-chaussée, elle appuya sur tous les boutons l'un après l'autre avant de se glisser dehors. Et l'imbécile d'ascenseur s'ébranla. Janie haussa les épaules et gagna la rue. Elle traversa en faisant attention, après avoir regardé des deux côtés. Mais elle n'était plus du tout une grande personne quand elle eut atteint le petit bois. Elle monta dans les basses branches et avança jusqu'à l'endroit où l'arbre surplombait le fourré. Elle crut voir quelqu'un bouger, sans pourtant en être sûre. S'accrochant à la branche, elle en atteignit l'extrémité à bout de bras. La branche plia, Janie se laissa tomber.
D'habitude, cela faisait une chute d'une vingtaine de centimètres. Mais cette fois...
A l'instant même où ses doigts lâchaient l'écorce, elle sentit qu'on lui saisissait le pied avec force et qu'on tirait en arrière. Si bien qu'elle tomba à plat sur le ventre. Comme elle avait les deux mains ramenées devant, elle s'envoya un bon coup de poing en plein dans le plexus solaire. Tout au long d'une minute qui n'en finissait plus, Janie se transforma en un nœud de douleur. Elle résista, résista, et, enfin, réussit à reprendre haleine, à souffler; mais ses poumons restaient vides, ne voulaient plus se remplir. Elle fit un nouvel effort, et, sanglotant, crachotant, elle sentit que la douleur la quittait.
Après quoi elle réussit à se soulever, les coudes appuyés au sol, et elle cracha la poussière et la boue qu'elle avait avalées. L'œil entrouvert, elle distingua l'une des jumelles, assise en tailleur, hors de portée. L'autre jumelle se rapprochait.
« Ho ! Ho ! » cria-t-elle, et elle tira le bras de Janie qui retomba le nez dans le sable. Janie se souleva, voulut se mettre à genoux. Elle reçut une rude tape sur la croupe. Un peu plus loin, l'autre petite jumelle tenait des deux mains une' planche plus grande qu'elle.
« Hi ! hi ! » criait la seconde jumelle.
Janie fit ce qu'elle avait fait à l'homme aux yeux brillants lors de ce dîner chez elle.
« Pffrtt ! » dirent les jumelles et elles avaient détalé, à peu près à la façon d'un pépin de pomme serré entre deux doigts. La planche était restée derrière. Janie s'en saisit et lança un grand coup sur ces sacrées jumelles qui lui avaient tiré le pied. Mais la planche ne toucha que le sol. Plus personne.
Janie se mit à gémir. Elle était seule dans le labyrinthe ombreux. A droite, à gauche, plus loin, plus près, rien. Personne !
Ah ! mais, quelque chose venait de s'écraser sur ses cheveux. Quelque chose de mouillé. Elle leva la tête au moment où la seconde jumelle lui crachait dessus à son tour. Janie brandit la planche. La première des petites filles ne fit même pas mine de vouloir bouger. L'autre disparut, pour reparaître sur une autre branche :
« Coucou ! »
Toutes les deux, elles lui riaient au nez, et Janie dirigea vers les jumelles un regard de haine.
« Pffrtt ! » firent les deux petites, et elles disparurent une fois de plus. Grinçant des dents, Janie saisit une branche et grimpa sur l'arbre.
« Coucou ! » Cette fois, le cri venait de très loin. Elle scruta l'horizon, balaya le paysage de son œil attentif. Soudain, elle regarda au-delà de la chaussée : deux silhouettes minuscules, installées au sommet du mur de la cour, jouaient les gargouilles. Les jumelles lui firent un signe de la main, et disparurent.
Longtemps, très longtemps, Janie resta perchée sur l'arbre. Quand elle eut assez contemplé le mur de l'immeuble, elle se laissa glisser à terre. Dans le sanctuaire, entre les arbres, à l'ombre du feuillage, elle s'appuya à un tronc et se détendit. Puis elle prit le mouchoir dans sa poche boutonnée, en mouilla le coin, et se mit en mesure de se laver la figure à petits coups, comme une vraie chatte.
« Elles n'ont que trois ans, pensa-t-elle, surprise de toute son ancienneté, et elles savaient, depuis toujours, qui faisait bouger les barboteuses. »
« Quand même », dit-elle à haute voix... Et il n'y avait plus place en elle pour la colère. Il y avait eu quatre jours de ça, les jumelles n'avaient même pas été capables d'atteindre un rebord de fenêtre à deux mètres cinquante du sol. Ou d'échapper à une fessée. Et puis maintenant, rendez-vous compte un peu !
Janie laissa les arbres derrière elle et traversa l'avenue. Dans l'entrée de l'immeuble, elle appuya sur le bouton qui portait l'inscription : CONCIERGE.
« Qui a sonné ? fit une grosse voix. C'est-y vous, des fois ? »
La voix du concierge remplissait le hall.
Janie serra les lèvres à la manière de madame mère quand elle se mettait à roucouler, au téléphone, par exemple :
« Monsieur Widcombe, dit-elle, maman me prie de vous demander si vous autorisez vos filles à venir jouer chez nous ?
— Elle a dit ça ? Ah ! bon, très bien, la petite... Et vot'mère, est-ce qu'elle est à la maison ? Très gentil à elle, vraiment !
— Mais bien sûr qu'elle est là », dit Janie avec la candeur parfaitement convaincante qui était sa marque.
« Attendez ici, on revient », dit le concierge, et il partit.
Il ne revint qu'au bout d'un quart d'heure, tout essoufflé. Lui-même et les deux petites avaient l'air solennel.
« Vous ferez bien attention à elles, n'est-ce pas ? Et tâchez qu'elles gardent leurs vêtements. Parce que, vous savez, elles se déshabillent pour un rien, et pour les en empêcher, y a pas mèche. Et vous, les filles, allez-vous-en maintenant, et donnez-vous la main. Vous ne vous lâcherez qu'une fois arrivées. »
Les jumelles approchèrent, sur la réserve, prirent la main de Janie. Elles la regardaient dans les yeux. Elle avança dans l'ascenseur. Les petites la suivirent. Le sourire du concierge les accompagnait.
* *
La vie de Janie, toute son existence, devait prendre forme à partir de ce jour. Une véritable communion, une pensée commune devaient en résulter; Janie possédait, compte tenu de son âge, un vocabulaire unique. Pourtant, elle ne parlait presque pas. Les jumelles, elles, ne devaient jamais parler. Leur vocabulaire se composait de soupirs et de gloussements... Et la conversation allait bon train... Elle était détaillée, nourrie, passionnante, et... muette, à part les rires.
Elles se taisaient toutes les trois. Puis les jumelles s'asseyaient par terre, feuilletaient les livres de Janie. Ensuite venait le tour des poupées. Et Janie leur montrait comment elle pouvait prendre des chocolats dans la boîte qui se trouvait dans la chambre d'à côté, sans bouger d'un centimètre. Ou comment l'on pouvait faire monter l'oreiller jusqu'au plafond sans même y porter la main. Cela plaisait aux jumelles. Mais la boîte de peinture et le chevalet les impressionnaient davantage.
Décidément, ce fut un après-midi unique pour les trois enfants, un après-midi qui durerait toujours et qui ne se répéterait jamais.
Et il s'envola, cet après-midi doux et tranquille, aussi calme, aussi paisible que le vol d'une mouette au couchant. Aussi paisible, aussi rapide... Jusqu'au moment où la porte de l'entrée cogna et qu'on entendit la voix de Vima. Les jumelles étaient encore là.
... « Mais entre plutôt prendre un verre. On ne va pas rester toute la soirée dans l'escalier ? »
Madame mère jeta son chapeau à travers les airs et laissa couler ses cheveux sur son visage.
L'homme saisit Vima par le buste, la colla tout contre lui, lui mordit la joue. Vima se mit à hurler :
« Espèce d'idiot ! Bon à rien ! »
Puis elle aperçut les trois petites qui ne perdaient rien du spectacle et elle s'écria :
« Seigneur Dieu, ça alors ! Quand je pense qu'elle a rempli ma maison de négresses !
— Elles rentrent chez elles, immédiatement. Je vais les reconduire, répondit Janie, résolument.
— Je te jure sur la tombe de ma mère, disait Vima à l'inconnu, que c'est la première fois que ça arrive. On n'est pas du tout comme ça, chez nous. Crois-moi, Pete, je ne te raconte pas d'histoires. Où est-ce que tu dois croire que tu es tombé ?... Alors, tu vas les sortir, tes négrillonnes, non ?... Sur la tombe de ma pauvre mère, je te jure bien que c'est la vérité. Jamais auparavant !... »
Janie gagna l'ascenseur. Elle regarda Bonnie et Beany : elles avaient les yeux ronds. Janie, elle, avait la bouche aussi remplie de poussière qu'un tapis d'escalier, et les jambes en amadou. Elle fourra les jumelles dans la cabine et pressa le bouton. Sans même leur dire au revoir. Ce qui n'empêchait pas les sentiments.
Elle regagna l'appartement, ouvrit, referma la porte derrière elle. Madame mère quitta les genoux de l'homme et tituba à travers la pièce. Elle avait le menton mouillé, les dents étincelantes.
Quelque chose se produisit en Janie. Comme un grincement de dents, en mieux. Elle arpentait la pièce, elle ne s'arrêta pas pour autant, mais se croisa les mains derrière elle et leva le menton de manière à regarder madame mère dans le blanc des yeux.
La voix de Vima s'arrêta, coupée net. Madame mère se pencha au-dessus de la fillette de cinq ans, griffes tendues. Janie la laissa derrière elle, disparut dans sa chambre, dont elle ferma très tranquillement la porte.
Vima regagna les genoux de l'invité en s'accrochant aux meubles.
« Seigneur, disait-elle, elle me donne un frisson dans le dos. – Y en a des tas comme ça dans le quartier », répondit-il.
* *
... La nuit était en train de passer son chemin. La porte s'ouvrit à la volée et la lumière brilla.
« Debout là-dedans, cria madame mère, il est parti et nous avons une petite affaire à régler ensemble. Allons, viens ! »
Sans trop comprendre pourquoi, Janie commença à s'habiller. Elle enfila sa robe à carreaux et la culotte tricotée ornée de petits lapins comme les boutons de sa veste de laine; puis elle chaussa ses souliers à boucles. Vima était assise sur le divan, vidant le contenu d un verre à pied.
« Tu as gâché ma soirée, dit-elle, oui ! Et il faut quand même que tu saches ce que je fêtais. Tu n'en sais rien, mais j'avais de terribles ennuis. Je ne savais pas comment ça finirait. Mais maintenant, tout s'est arrangé tout seul. Faut que je te mette au courant, Bébé-Cause-Toujours-Mamzelle-Je-Sais-Tout. Parce que ton père, je peux toujours lui raconter des histoires. Mais toi, comment empêcher que tu parles ? C'était ça qui me tracassait. Quoi faire ? Comment te fermer ta grande gueule quand il serait de retour ? Eh bien, ça s'arrange tout seul. Il ne revient pas. Les Allemands ont tout arrangé pour moi. Y a plus de problèmes ! » .
Elle agita un papier et poursuivit : « Une fille intelligente comme toi sait ce qu'est un télégramme. Et ce télégramme dit : « Regrettons vous informer que mari... » Ce dont ils veulent m informer, c'est que les Allemands lui ont tiré une balle dessus et qu'il est mort. Et maintenant, voilà comment nous allons faire, toi et moi : ce que j'aurai envie de faire, je le ferai désormais. Et toi, fini de fourrer ton nez dans mes petites affaires. C'est un arrangement honnête, n'est-ce pas ? »
Elle se retourna, cherchant un acquiescement : Janie n était plus là. ..
D'avance, Vima sut qu'il était mutile de chercher. Une impulsion la fit courir jusqu'au débarras de l'entrée : les rayons du haut ? Rien ! les ornements de l'arbre de Noël. Et il y avait bien trois ans qu'on ne s'en était pas servi.
Puis elle se plaça au milieu du salon, ne sachant où aller. Elle chuchota :
« Janie ! Janie ! »
Puis elle se tint les deux côtés du visage, rejeta ses cheveux en arrière et posa la question :
« Mais qu'est-ce qui peut bien m'être arrivé ? »
* * *
... Prodd disait souvent :
« Ce qu'il y a de bien à la campagne, c'est que quand les prix sont élevés, il y a de l'argent, et quand ils sont bas, on a les produits pour rien. »
Ici, d'ailleurs, la question ne se posait pas. On vendait rarement. Quand il manquait une dent à la fourche pour le foin, il en restait toujours assez pour faire convenablement le travail. La route ne passerait jamais ici, jamais. Le patelin ne deviendrait jamais assez important pour qu'on s'en occupe. Jamais.
Jusqu'à la guerre qui avait passé au-dessus d'eux, sans même se faire sentir. Prodd était trop vieux. Et Tousseul... eh bien, le garde-champêtre était venu pour lui un jour, et un demi-regard jeté à l'innocent avait suffi.
Prodd, en arrivant dans le pays, avait trouvé la ferme; il y avait ajouté une seule pièce, celle que Tousseul habitait. Si la pièce avait eu son occupant, jamais le peu de terre que travaillait Prodd n'aurait suffi. Evidemment, Tousseul y couchait à présent, mais ce n'était pas à ça qu'on l'avait destinée.
Tousseul avait senti la chose avant personne d'autre. Avant Mme Prodd elle-même. Elle avait eu un silence d'une qualité différente, un silence fier de ses trésors. Il ne dit rien, n'en tira aucune conclusion. Il se contentait de savoir.
Et il travaillait comme auparavant, de façon parfaite. Prodd disait souvent que peu importait ce que les autres pouvaient en penser, mais que, de toute manière, ce garçon-là avait été paysan avant son accident. Prodd ne comprenait pas que sa façon de cultiver, Tousseul avait pu l'apprendre exactement comme la pompe tire de l'eau du sol. II en allait de même pour tout ce que Tousseul voulait faire sien.
Ainsi, ce beau jour où Prodd était descendu dans le grand pré où Tousseul se trouvait à tourner infatigablement au bout de la faucille qui paraissait faire partie de son corps, Tousseul savait ce que Prodd avait l'intention de lui dire. Il savait la peine qu'éprouverait Prodd à le lui dire.
Comprendre... Il y arrivait convenablement à présent. Mais pour ce qui est de s'exprimer de manière nuancée... Donc, Tousseul s'arrêta, se dirigea vers les arbres en bordure du champ, et s'arrangea pour piquer la pointe de sa faucille dans une souche pourrie. Ce qui devait lui laisser le temps de se mettre en train.
Huit années déjà qu'il arrivait à parler, et, malgré cela, il gardait la langue épaisse, lourde, malhabile.
Prodd le suivait. Lui aussi, il répétait son rôle. Soudain Tousseul sut ce qu'il fallait dire. « J'ai réfléchi », déclara-t-il... Prodd attendait, heureux de cette minute de trêve. « Oui, reprit Tousseul, il faut que je parte. » Non, ce n'était pas tout à fait ça. Il fit un nouvel effort : « Faut que je les mette. » Et il regardait Prodd : c'était mieux. « Alors, Tousseul, et pourquoi ? » Tousseul le regarda dans le blanc des yeux. « Parce que vous voulez que je m'en aille.
— Est-ce que ça ne te plaît pas ici ? » demanda-t-il, ayant voulu dire tout autre chose : « Pourquoi ? »
Bien sûr... Tousseul lisait dans le regard de Prodd la question muette : « Sait-il ? » Bien entendu, il savait. Mais Prodd ne pouvait pas s'en rendre compte.
« C'est simplement, dit-il, qu'il est temps de partir, pour moi.
— Oui, fit Prodd en frappant du pied un caillou. Quand nous sommes venus ici, nous avons construit la chambre de Jack. Ta chambre, celle où tu es. Nous l'appelons la chambre de Jack. Tu sais pourquoi ? Tu sais qui est Jack ? »
« Bien sûr », pensa Tousseul. Mais il resta silencieux.
« Puisque, de toute façon, tu veux t'en aller, je suppose que ça ne changera pas grand-chose que je te le dise. Eh bien, voilà ! Jack, c'est notre fils. » Ici, Prodd se frotta les mains. « Je suppose que ça peut paraître drôle à entendre comme ça. Jack, c'est le petit dont nous étions tellement sûrs qu'il viendrait. Nous avons construit la chambre avec l'argent de la récolte. Jack, il... » Il regarda longuement la maison, la chambre rajoutée, à la corne du bois, là où il y avait du rocher, avant de terminer sa phrase : « Il n'est jamais né.
— Ah ! » dit Tousseul. Il avait appris ça de Prodd. (Par moment, c'était utile, la parole.)
... « Mais maintenant, il va y en avoir un, de fils, reprenait Prodd. Evidemment, on n'est peut-être pas très jeunes, ni elle ni moi, mais je ne dois pas être le seul dans ce cas, ni la mère... Dans un sens, ça vaut peut-être mieux comme ça. Tu comprends, Tousseul, il serait venu quand on l'attendait, la propriété, elle aurait été trop petite une fois qu'il aurait été grand. A nous deux, on aurait été trop pour la travailler ensemble. Et il n'aurait pas eu de place où aller. Tandis que maintenant, il n'y a pas de question; quand il sera grand, on ne sera plus là. Et il pourra s'installer avec une femme et recommencer à peu près comme nous... Tu vois, ça s'arrange, par le fait. »
Prodd plaidait sa propre cause. Et Tousseul ne faisait aucun effort de compréhension.
« Ecoute, dit encore le cultivateur, écoute-moi, Tousseul. Je ne veux pas que tu penses qu'on te met à la porte.
— Déjà dit que je partais. » Au prix d'un effort surhumain, Tousseul trouva ce qu'il voulait dire maintenant et corrigea : « Déjà dit que je voulais partir... Avant. (Ça, c'était bon, très bon.) De toute façon.
— Encore quelque chose, continuait Prodd. Tu sais, on m'a raconté que les gens qui voudraient bien avoir un fils et qui ne peuvent pas en avoir un, il arrive qu'ils en adoptent un. Et alors, parfois, avec un enfant dans la maison, tout s'arrange, et ils en ont un autre, à eux. Alors qu'avant y pouvaient pas.
— Aaaah ! fit Tousseul.
— Je veux dire que c'est pareil pour toi.
— Aaaah !
— Oui, tu es venu chez nous. Et maintenant, tu vois bien ! »
(Là, Tousseul se trouvait au pied du mur. Un aaah ! lui paraissait incongru.)
« Oui ! Nous te sommes très reconnaissants. Tu comprends. Et surtout nous ne voulons pas te donner l'impression que nous te mettons à la porte.
— Déjà dit...
— Alors, c'est tant mieux... » Prodd se mit à sourire. Il avait le visage tout ridé, Prodd. Des rides qui venaient presque toutes des sourires qu'il avait faits dans son existence.
« Bon, fit Tousseul, bon, bon ! Pour Jack, bon ! Très bon ! »
Il ramassa la faucille. Il hocha la tête avec application. Il se retourna, regarda Prodd. « Marche plus lentement qu'il marchait », pensa-t-il.
La pensée suivante de Tousseul fut : « Eh bien, c'est fini ! »
Quoi fini ? comment fini ? qu'est-ce qui est fini ? se demanda-t-il aussitôt. Et il se répondit immédiatement : « Fini de faucher, voyons ! »
Ce n'est qu'à cet instant qu'il se rendit compte : trois heures s'étaient écoulées depuis sa conversation avec Prodd. Et, trois heures durant, il avait continué de faucher. Comme si une autre personne que lui avait manié la faux. Lui, il avait été absent, en quelque sorte.
Distraitement, il prit la pierre à affûter et la mit sur le fer. Quand on la passait doucement, c'était le même bruit que la marmite en train de chauffer sur le fourneau. Et quand on la passait plus fort, c'était un fracas de musaraigne qu'on écorche.
Où avait-il senti cette impression du temps qui passe, comme derrière votre dos ? -
Plus doucement encore. Bonne cuisine, chaleur, travail assuré. Un gâteau d'anniversaire. Des draps blancs, et le sentiment qu'on fait partie de la société. Appartenance à quelque chose. Ce terme qui manquait au vocabulaire de Tousseul exprimait bien ce qu'il avait en tête.
Il regarda autour de lui comme l'avait fait Prodd. Il regarda la maison, le renflement que la chambre rajoutée pour Jack faisait sur la maison, la terre défrichée devant et les bois à l'entour. « Quand j'étais seul, pensait-il, quand j'étais seul, le temps passait ainsi pour moi. Je suis peut-être seul, de nouveau ? »
Et il sut alors qu'il n'avait jamais cessé d'être seul au monde. Tout seul. Ce n'est pas lui que Mme Prodd avait élevé. Non ! pas vraiment. C'était Jack.
Une seule fois, dans l'eau et dans la douleur, il avait fait partie de quelque chose. Il avait cessé d'être seul. Et dans l'eau et dans la douleur, la chose lui avait été arrachée. Et, pendant huit années, il avait cru qu'il avait trouvé autre chose à quoi il appartenait. Et, pendant huit années, il s'était trompé.
La colère lui était étrangère. Il ne l'avait connue qu'une seule fois. Mais, à présent, elle approchait. Un flot qui s'enflait et qui allait l'épuiser, le saigner à blanc. Et lui-même était l'objet de cette colère. Car il avait su. Il s'était trouvé un nom qui exprimait bien ce qu'il avait toujours fait, ce qu'il avait toujours été. Solitaire. Pourquoi s'était-il laissé aller à croire qu'autre chose était possible ?
Il avait eu tort. Aussi tort qu'un écureuil qui aurait eu des plumes. Qu'un loup qui aurait eu des dents de bois. Il n'avait été ni injuste ni déloyal. Simplement, il avait eu tort. Penser que...
« Tu as entendu, fiston !
— Tu entends, Tousseul ! »
Il arracha trois brins de fléau des prés et les tressa. Il ficha la lame de la faucille en terre, noua la pierre à sa poignée. Puis Tousseul partit dans les bois.
* * *
... Même pour les visiteurs nocturnes du labyrinthe, l'heure était tardive ; il faisait froid au pied du chêne nain, et noir comme dans le cœur d'un condamné à mort. Janie s'était assise sur la terre nue. Au bout d'un moment, elle avait glissé en arrière et sa jupe à carreaux avait remonté. Elle avait froid aux jambes. Mais elle n'avait pas tiré sa jupe. Rien n'avait d'importance. Elle avait les doigts sur l'un des boutons de sa veste.
Elle savait maintenant tout ce qu'on pouvait apprendre en ces lieux. Elle savait que si l'on garde les yeux ouverts, il faut cligner; que si l'on ne cligne pas, les yeux vous piquent. Que s'ils restent ouverts plus longtemps, ils cessent soudain de faire mal.
Après ça, il faisait trop noir maintenant pour se rendre compte si l'on y voyait encore.
Combien de temps pourrait-elle rester sans respirer ? Non en aspirant une grosse bouffée d'air, mais en respirant graduellement de moins en moins fort, manquant une inspiration, puis restant immobile.
Le vent souleva sa robe...
Janie avait roulé sur le ventre, s'était retournée sur le dos. La douleur lui pinçait les narines, lui mordait l'estomac. Elle haleta, reprit son souffle, et elle se rappela. Puis elle tourna sur elle-même encore une fois. Sans le vouloir. Et quelque chose comme un petit animal lui passa sur la joue. Elle se défendit mollement. Ce n'étaient pas des apparences, mais quelque chose de tout à fait réel, qui chuchotait et roucoulait. Elle voulut s'asseoir et les petites bêtes se mirent derrière elle pour l'aider. Elle sentit une haleine chaude. Et l'un des petits animaux lui frotta le visage. Janie lui saisit la main.
« Ho ! ho ! » fit une petite voix.
Et, de l'autre côté, quelqu'un se serrait contre elle, qui soufflait : « Hi ! hi ! »
Janie passa un bras autour de Bonnie et un bras autour de Beany, et elle se mit à pleurer tout son soûl.
* * *
... Tousseul revint emprunter une hache. Il est très difficile de faire quoi que ce soit avec ses mains nues pour tout instrument.
A redécouvrir ainsi la ferme, les changements lui sautaient aux yeux. Comme si tous les jours qu'il y avait vécus avaient été gris et mornes et que maintenant elle vivait au soleil.
Les couleurs flambaient au grand jour retrouvé. L'odeur était plus forte, plus vraie qu'elle n'avait jamais été. Le maïs dardait plus dru, plus haut.
Au loin, quelque part dans la montée, ronflait et grinçait la vieille guimbarde du père Prodd. Tousseul courut jusque-là. La camionnette, une roue arrière dans un sillon, s'appuyait sur l'axe, l'autre roue tournant folle, dans les airs. Prodd cognait sur une pierre qu'il essayait de caler sous le pneu. Voyant Tousseul, il courut à lui, le visage illuminé :
« Fiston ! Ça alors, moi qui croyais ne plus jamais te revoir !
— Vais vous aider », dit Tousseul. Prodd comprit mal.
« Oh ! je me débrouille, merci. Crois-moi, Tousseul. Merci quand même. Ça va, ça va, ces jours-ci. Je veux dire pour ce qui est du travail.
— Mettez-vous au volant, dit Tousseul.
— Attends que maman sache que t'es là. Ce sera comme avant. »
Il mit le moteur en marche. Tousseul engagea le creux des reins sous le châssis, les mains en crochet derrière lui. Une fois l'embrayage passé, il se mit à soulever. Il atteignit la hauteur des ressorts de suspension, la dépassa, poussa en arrière. La roue reprit contact avec la terre ferme. Le véhicule bondit en avant.
Prodd descendit du siège.
« J'croyais que t'étais un cultivateur. Pas vrai, tu serais plutôt un cric hydraulique. »
Tousseul ne sourit pas. Il ne souriait jamais.
« Le cheval est fort, expliqua le vieil homme. Le camion, c'est pas mal, mais dans la friche, regarde ce qui arrive. Je passe des heures et des heures à le dépanner. Je vais acheter un autre cheval. Mais pas avant Jack... Tu aurais cru que ça me ferait quelque chose de perdre le cheval, hein ?... Mais maintenant, plus rien ne me fait rien... T'as déjeuné ?
— Oui !
— Ça fait rien. Tu vas déjeuner une seconde fois. Tu connais man ? Elle ne me pardonnerait pas si tu ne cassais pas une petite graine. »
Ils entrèrent. Man serra Tousseul très fort contre elle. Il sentit quelque chose s'émouvoir en lui. Allons ! Il était venu chercher une hache. Le reste avait été réglé.
« Pose-toi là, Tousseul, je vais te chercher à manger.
— Je te l'avais bien dit, hein, Tousseul ? »
Prodd regardait man, le sourire sur les lèvres. Tousseul la regardait aussi. Elle était plus lourde; heureuse comme une chatte dans un poulailler.
« Qu'est-ce que tu fais maintenant, Tousseul ?
— J'travaille, répondit Tousseul, là-haut.
— Qu'est-ce que tu fais ? »
Comme Tousseul ne répondait rien, Prodd précisa la question qu'il lui posait :
« Tu travailles chez quelqu'un ou tu chasses ?
— La chasse », dit Tousseul, sachant que ce serait suffisant. Il mangea. De la place où il se trouvait assis, il voyait la chambre de Jack. Le lit de grande personne était devenu pas plus grand que le bras. On l'avait orné de bleu pâle et de mousseline avec des nœuds de ruban partout.
Puis ils se turent tous ensemble. Tousseul lut dans les yeux de Prodd ce que pensait ce dernier :
« C'est un bon garçon, mais pas du genre à être en visite. »
L'image même de ce qu'était une « visite » (bruit flou de conversations et de rires) lui échappait... Si bien qu'il demanda la hache et prit congé.
« Tu ne penses pas qu'il nous en veuille ? demanda Mme Prodd.
— Lui ? Allons donc, sans ça, il ne serait pas revenu. Jusqu'à aujourd'hui, j'en avais peur... Surtout, ne soulève rien de lourd. »
* * *
... Janie lisait aussi lentement et soigneusement qu'elle le pouvait... Inutile de faire la lecture à haute voix. Seulement assez soigneusement pour que les jumelles pussent comprendre. Elle en était à ce moment où l'héroïne, ayant lié l'homme à la colonne, tire de la penderie un second personnage (« mon rival, son amant rieur ») et lui donne le fouet. C'est alors que Janie leva la tête : Bonnie avait disparu et Beanie jouait dans l'âtre froid à chercher une souris imaginaire.
« Ah ! tu n'écoutais pas ?
— Je veux celui avec des images, fut la réponse muette.
— Oh ! celui-là, l'illustré, il commence à m'ennuyer ! » dit Janie.
Elle n'en referma pas moins La Vénus aux fourrures de Sacher Masoch. « Ça au moins il y a une histoire », dit-elle. Puis elle alla prendre le volume indiqué sur le rayon, entre Une cartouche par homme et Notre brave oncle Joseph.
Bonnie revint s'installer près du fauteuil. Beanie avait surgi de l'autre côté. Où qu'elle se trouvât elle percevait ce qui était en train de se passer. Et ce livre, elle l'aimait plus encore, si possible, que Bonnie ne l'aimait.
Janie ouvrit au hasard.
Les petites se penchèrent, le cœur battant, les yeux avides. « Lis.
— Oh ! bon, » dit Janie, et elle commença : « Té ! Six mille « sept cent quatre-vingt-deux : deux pièces d'aléoulaine : gris, « bleu, noir, bordeaux. Avec jupe; droite, treize mille neuf cents, « plissée quatorze mille sept cent cinquante-deux... »
Le Paradis retrouvé !
Elles avaient été heureuses toutes les trois depuis leur arrivée ici. Et une bonne partie du temps qui avait précédé cette arrivée malgré l'agitation où elles avaient vécu. Elles avaient appris à s'introduire dans les remorques et à rester étendues sans faire de bruit sous le foin. Et si Janie savait faire tomber les épingles des cordes à linge, les jumelles, elles, surgissaient à l'intérieur des pièces fermées à clef, la réserve d'un magasin, par exemple, et elles faisaient sauter les verrous quand Janie était impuissante à le faire de la façon habituelle. Mais ce qu'elles avaient appris de plus précieux, c'était à détourner l'attention de ceux qui donnaient la chasse à Janie. Elles avaient découvert, en effet, que le fait pour deux petites filles d'apparaître au balcon et de bombarder les personnes présentes à coups de gros cailloux, et de se lever soudain au milieu de la foule et de faire des crocs-en-jambe, ou encore de s'asseoir sur les épaules des messieurs et de faire pipi dans leur col, cela empêchait de rattraper Janie, qui, le plus simplement du monde, s'enfuyait au pas gymnastique. Ho-ho ! Hi-hi !
Mais le plus beau, ç'avait été la maison. Elle était située à plusieurs kilomètres de tout lieu habité. Personne n'atteignait jamais ces parages. Leur palais était une grande maison située au sommet d'un monticule boisé. Il fallait arriver là pour distinguer cette demeure perdue. Un mur l'entourait du côté de la route et une clôture impénétrable du côté de la forêt. Un ruisseau traversait la propriété. Bonnie avait fait cette découverte un jour où, fatiguée, elles avaient dormi sur la route. Elle s'était éveillée. Elle était partie en exploration, avait suivi la clôture et elle avait vu la maison. Le plus difficile avait été de faire entrer Janie. Heureusement que Beanie était tombée à l'eau et qu'elle avait passé sous le grillage sans le faire exprès.
Dans la pièce la plus importante, il y avait des milliers de livres et quantité de draps de lit qu'elles pouvaient rouler autour d'elles quand il faisait froid. Dans la cave, elles avaient mis la main sur des conserves de légumes et sur des bouteilles de vin. Ces bouteilles, elles devaient les casser par la suite, car si le goût était désagréable, l'odeur en revanche était délicieuse. Derrière la maison s'étendait une piscine où elles se baignèrent avec plus d'agrément que dans la salle de bains dépourvue de fenêtre. Il y avait toutes sortes d'endroits pour jouer à cache-cache. Et même une petite pièce avec des chaînes attachées aux murs et des barreaux.
* *
... Avec la hache, c'était bien plus facile.
Il n'aurait jamais trouvé l'endroit s'il n'avait failli s'y tuer. Pendant des années il avait couru la forêt souvent sans faire attention à rien, mais jamais il n'avait été pris au piège. Donc il était sur un sommet dénudé, et l'instant d'après, il atterrissait au fond d'un trou de six ou sept mètres, puits de ronces et de terre molle. Un œil lui faisait mal et son bras gauche était devenu insensible sous le choc.
Une fois tiré de là à grand-peine, il avait examiné les lieux. Peut-être était-ce une ancienne mare ? Il ne restait en tout cas qu'une ouverture dissimulée dans la colline, un rideau de broussailles pour couvrir le tout, un rocher en surplomb.
Il avait été un temps où Tousseul s'était peu soucié de vivre près ou loin des hommes. Aujourd'hui, il ne demandait qu'à être ce qu'il savait qu'il était : solitaire. Mais huit années passées à la ferme avait modifié son genre de vie. Et plus il regrettait ce piège à éléphants au toit de rocher, aux murs de terre, et plus il y voyait ce qu'il cherchait : un abri.
D'abord, l'installation avait été rudimentaire : il avait défriché une superficie suffisante pour lui permettre de s'étendre. Il s'était ménagé un passage. Puis il avait plu et il avait fallu creuser pour permettre l'évacuation de l'eau. Enfin, il avait fallu disposer une sorte de toit de chaume.
Petit à petit, il s'était attaché à cet asile. Il avait arraché de nouvelles broussailles. Il avait nivelé. Il avait retiré des pierres qui ne tenaient pas. Découvert une sorte de resserre naturelle dans le rocher. Il s'était mis à opérer des razzias dans les fermes. Au cours de ces expéditions nocturnes, il prenait peu de choses en différents endroits. Des carottes, des pommes de terre, quelques clous et fils de fer, un marteau cassé et une casserole d'aluminium au rebut. Un jour, ç'avait été une flèche de lard tombée d'un camion des abattoirs. Il l'avait placée en magasin. Mais peu après un lynx y avait essayé ses dents. Cela avait déterminé Tousseul à construire des murs. Ce pour quoi il était parti chercher une hache.
Les arbres une fois abattus, une fois équarris, il avait fallu les mettre en place. Il avait enterré les trois premiers pour former plancher. Les autres bordaient le roc. De l'argile rouge travaillée avec de la mousse de tourbière servait d'enduit. Cela avait fait les murs. Il avait ménagé une porte. La fenêtre, il ne s'en était pas soucié. Mais il avait laissé une demi-douzaine d'intervalles de chaque côté. Il pouvait boucher ces intervalles, en y enfonçant des bâtons préparés à cet effet.
Le premier foyer auquel il avait pensé était à l'indienne. La fumée sortait par un trou du toit. Des crochets coincés dans le roc serviraient le jour où il aurait de la viande.
Il cherchait des pierres plates pour établir l'âtre quand l'appel retentit. Il le reçut comme s'il avait été brûlé et se réfugia derrière un tronc, soudain aux abois.
Depuis longtemps, il savait à quoi s'en tenir. Il était sensible aux messages envoyés par les enfants. Ou plutôt, il y avait été sensible. Il avait commencé, en effet, à perdre ce don quand il s'était mis à parler.
De toute manière, quelqu'un venait de communiquer avec lui. Quelqu'un avait « émis » à la manière des enfants, mais qui n'était pas un enfant. C'était ténu, mais c'était bien ça. Une fois de plus, le même désir, le même besoin. Les cris horribles et la douleur des coups et l'immense perte, tout lui revenait à grands flots, en même temps.
Non ! Personne ! Lentement il abandonna l'ombre du tronc d'arbre. Il reprit entre ses doigts la pierre qu'il avait voulu arracher. Une demi-heure peut-être, il travailla avec acharnement, ne voulant pas écouter. Impossible !
Il se redressa. Il marcha dans le monde redevenu un rêve. Il marcha vers cet appel qui avait retenti en lui. Et plus il marchait, plus l'appel devenait irrésistible. Plus profond devenait l'enchantement. Il marcha une longue heure. Allant tout droit. Et quand il atteignit la clairière, il était en état de somnambulisme. Il avançait en aveugle qui n'hésite pas. Il fonça dans la clôture rouillée à laquelle il se cogna, arrachant une nouvelle douleur à son œil malade. Là, il hésita, regarda où il était arrivé, se mit à trembler.
Puis il eut un instant de détermination : sortir de cet affreux endroit, ne jamais plus y revenir. Mais, au même instant, il entendit le bruit de l'eau et se retourna.
Là où la clôture et le ruisseau se rencontraient, il se glissa dans l'eau, gagna le pied de la palissade; oui, l'ouverture s'y trouvait toujours.
Il voulut voir à l'intérieur de la propriété, mais le houx avait repoussé plus épais que jamais. Pas un bruit. Mais l'appel...
Comme le précédent, c'était une faim, c'était une solitude, c'était une absence, avec en plus, cette fois, une nuance de crainte. Il disait, cet appel : Qui va prendre soin de moi maintenant ?
Sans doute que l'eau glacée lui fit du bien. Tousseul avait l'esprit soudain plus clair qu'il ne l'avait jamais eu. Il aspira à grands traits, plongea. De l'autre côté, il s'arrêta, leva la tête, écouta soigneusement, se coucha sur le ventre, d'où il put voir.
Une petite fille se tenait sur le bord de l'eau, vêtue d'une robe de tissu écossais déchirée. Six ans au plus, le visage aigu, les yeux baissés, elle semblait soucieuse et déprimée. Et s'il avait cru que ses précautions étaient utiles, il en était pour ses frais. La demoiselle le regardait droit dans les yeux.
« Bonnie ! » avait-elle crié. Et rien ne s'était produit.
Il resta où il se trouvait. Elle le regardait toujours. Et elle se faisait du mauvais sang. Et lui comprenait que c'était cette inquiétude qu'il avait sentie dans l'appel, et que d'autre part, bien qu'elle restât sur ses gardes, elle ne considérait pas qu'il fût assez important pour la détourner des pensées qu'elle agitait en ce moment.
Pour la première fois dans son existence, il éprouvait ce mélange excitant de colère et d'amusement qu'on peut traduire de la façon suivante : « il était piqué ». Mais aussitôt il ressentit un immense soulagement, quelque chose comme le soupir de celui qui déposerait une charge très lourde après l'avoir portée pendant très longtemps. Il n'avait pas su... Non ! il n'avait pas su combien le fardeau était pesant et pénible.
Mais bientôt il retomba de ces hauteurs. De nouveau, surgis du passé lointain, le coup de fouet et les hurlements ! La magie trouvée, perdue, rappelée soudain... L'appel, cette fois, ce n'était pas ce tourbillon de sang et d'émotion, mais le cri d'un nourrisson affamé.
Il s'effondra, recula, grand crabe mélancolique et maigre, qui glissait sous la palissade. Il remonta sur la berge et, tournant le dos à l'Appel, retourna à son fourrage.
* *
Revenu à son abri, fumant de sueur, écrasé sous le rocher qui chargeait son épaule, il était assez fatigué pour en oublier toute prudence. Donc, il fonça à travers la broussaille jusqu'à la petite éclaircie devant le seuil. Là, il s'arrêta pile. Une enfant l'attendait accroupie sur le pas de la porte.
Elle leva le front et ses yeux ; tout son visage sombre parut cligner. « Hi ! hi ! », fit-elle.
Il bascula la pierre par-dessus l'épaule, et la pierre tomba sur le sol; puis il se pencha sur l'enfant.
Elle ne parut pas effrayée. Elle ne le regardait plus. Elle était entièrement absorbée par une carotte qu'elle grignotait en rond, comme le font les écureuils.
Un autre mouvement lui fit tourner la tête; une autre carotte au bout de laquelle il y avait une autre petite fille qui faisait, elle : « Ho ! ho ! »
Tousseul possédait un avantage de premier ordre : il ne s'était jamais posé aucune question sur l'intégrité de ses fonctions. Il ne voulait nullement engager d'obscurs débats avec lui-même sur ce sujet. Il se pencha et voulut enlever dans ses bras l'une des enfants. Mais quand il se redressa, plus de petite fille.
La seconde était toujours là et souriait en attaquant une nouvelle carotte.
« Qu'è que tu fais ? » lui demanda Tousseul. Il avait la voix rugueuse, désaccordée, une voix de sourd-muet. L'enfant sursauta, s'arrêta de mâcher et, bouche bée, le regarda.
Il s'agenouilla. Elle avait les yeux fixés sur lui. Lui avait ces yeux qui, jadis, avaient forcé un homme à se donner la mort. Des yeux qui faisaient changer d'avis ceux qui ne voulaient pas lui donner à manger. Sans savoir pourquoi, il était prudent. Il n'y avait en lui ni colère ni crainte. Simplement, il désirait qu'elle restât tranquille.
Quand il en eut assez, il étendit la main. Elle souffla bruyamment, lui projetant des parcelles de carotte crue dans l'œil et le nez. Pffrt ! plus d'enfant du tout.
Elle le laissait étonné et, chez lui, l'étonnement avait quelque chose de neuf.
Il se leva, appuya son dos contre le mur de rondins et chercha les enfants du regard. Là, elles étaient là, main dans la main, petits visages de bois qui attendaient qu'il fît quelque chose.
Une fois, il avait couru après un daim pour l'attraper.
Une fois, il avait sauté pour attraper un oiseau dans un arbre.
Une fois, il avait plongé dans un ruisseau pour y saisir une truite.
Une fois...
Non, simplement, Tousseul n'était pas fait pour saisir quelque chose dont il savait empiriquement qu'on ne pouvait l'attraper. Il se baissa, prit la pierre apportée jusque-là, rentra chez lui, et referma la porte sur lui.
Il enterra la pierre dans l'âtre, éparpilla la braise, ajouta du bois et souffla. Puis il planta sa crémaillère de bois vert, il y accrocha la casserole d'aluminium. Les deux petites silhouettes, au-dehors, l'épiaient. Il fit semblant de ne pas les voir.
Le lapin dépiauté se balançait au crochet, devant le trou par où sortait la fumée. Il cassa l'échiné, sépara les pattes, jeta le tout dans la casserole. Ajouta des pommes de terre et du sel. Il avait cherché les carottes, mais les carottes avaient disparu. Il laissa bouillir et se mit à affûter la hache... Centimètre par centimètre les visiteuses approchaient toujours. Quand il faisait un mouvement vers elles, elles reculaient pour revenir à la charge quand il s'éloignait de nouveau. Jusqu'au moment où Tousseul eut l'occasion de refermer la porte derrière elles, les enfermant dans sa tanière. Dans l'obscurité soudaine, le crépitement du feu, le mijotement de la casserole, le bois qui craquait devenaient un bruit énorme... Il ferma les yeux pour mieux s'habituer au crépuscule de la pièce. On y voyait encore. Les fillettes avaient disparu.
Il alla regarder dehors : elles n'y étaient pas non plus.
Il haussa les épaules et, pensant aux carottes, ôta la marmite du feu pour la laisser refroidir un peu, se remit à aiguiser sa hache et enfin se mit à manger. Il se léchait les doigts en manière de dessert quand quelqu'un frappa à la porte. Il sursauta. Cela n'était jamais arrivé.
C'était la petite fille, la troisième, vêtue d'écossais, débarbouillée, peignée. Elle portait avec superbe quelque chose qui, à première vue, pouvait passer pour un sac à main mais qui était en réalité une boîte à cigarettes en bois précieux rafistolée avec un fil de fer que maintenait un clou de charpentier.
« Bonsoir, dit la petite fille vêtue d'écossais, je passais par là et l'idée m'est venue de vous rendre visite. Puisque vous étiez à la maison, pour une fois... »
Cette imitation d'une dame qui jouait les pique-assiette était complètement incompréhensible pour Tousseul. Il se remit à se lécher les doigts. Mais sans quitter du regard le visage de l'enfant. Derrière celle-ci apparurent soudain les têtes des deux autres.
La petite demoiselle respira l'odeur de civet, le regarda ensuite, puis étouffa un bâillement : « Je vous prie de m'excuser. »
Elle entrouvrit la boîte à cigarettes, y prit quelque chose de blanc qu'elle replia aussitôt (mais qui n'en était pas moins une grande chaussette d'homme) et s'en essuya les lèvres.
Tousseul se leva, saisit une bûche, la plaça sur le feu, se rassit. La jeune personne avança d'un pas. Ses deux compagnes esquissèrent un mouvement en avant, semblables à deux gardes du corps.
Avec l'expression même d'une dame qui traverse un salon pour se diriger vers une bonbonnière, l'enfant blanche se rapprocha de la marmite odorante, décocha un petit sourire à Tousseul, abaissa la paupière et avança le pouce et l'index en disant :
« Puis-je ?... »
Tousseul s'allongea, déplia un bras interminable et enleva la casserole pour la reposer hors de la portée de la visiteuse. Après quoi il fit visage de bois.
« Sacré loqueteux ! » dit la petite fille (c'était une citation); mais cela ne fit aucun effet sur l'habitant de la tanière, qui continua de lui opposer un regard blanc ainsi qu'à protéger son bien.
La pupille de l'enfant se faisait plus petite, son visage changeait de couleur. Et soudain elle fondit en larmes.
« S'il vous plaît, dit-elle, c'est que j'ai faim. Tout ce qu'il y avait dans les boîtes est parti. »
Elle ne pouvait plus parler. « S'il vous plaît », se contentait-elle de répéter.
Tousseul avait toujours son apparence pétrifiante. Pour finir, elle avança sur lui. Il souleva la marmite, se la plaça sur les genoux et la serra des deux mains.
« Et puis, je n'en veux pas de votre sale becquetance », dit la petite. Mais là, sa voix se brisa. Elle fit demi-tour et gagna l'entrée. Les deux autres la regardaient. Leur visage exprimait le désespoir. Ce silence éloquent fit plus d'effet sur leur protectrice par destination que sur Tousseul. Plus d'effet et plus rapidement, puisqu'il restait là, assis, la chaleur de la marmite sur les jambes, avec la nuit qui peu à peu tombait, qui envahissait la tanière. Et sans que rien sollicitât cette image, chez lui, Tousseul vit maman Prodd, vit une assiette d'où montait la fumée du lard et des œufs sur le plat, et maman Prodd disait :
« Allons, installe-toi et prends ton petit déjeuner. »
Une vague contre laquelle il ne pouvait rien lui montait de l'épigastre à la gorge.
Il renifla, laissa retomber la pomme de terre dans la marmite, reposa le tout sur le sol. Puis il se leva, marcha jusqu'à l'entrée et, de sa voix rouillée, cria :
« Attendez ! »
* * *
Il y avait longtemps que le maïs aurait dû être épluché. La plus grande partie des épis étaient encore sur pied, avec, par-ci, par-là, des tiges jaunies et cassées. Des insectes rouges s'affairaient de toutes parts, se rapprochant les uns des autres pour monter au pillage. Dans la friche, le camion gisait, solitaire, le semoir derrière lui, dégorgeant le blé du printemps. Aucune fumée ne sortait du toit de la ferme et la porte de la grange bâillait de biais, sur cette vaste misère.
Tousseul monta, trouva Prodd assis dans le fauteuil à bascule, qui ne balançait plus du tout puisqu'une des chaînes avait cédé, morte de vieillesse. Les yeux mi-ouverts, le vieux ne' dit rien.
« 'jour ! » fit Tousseul.
Prodd sursauta, regarda Tousseul dans le blanc des yeux sans paraître le reconnaître. Puis il baissa les yeux, se redressa dans son siège, se tâta la poitrine, hagard, trouva une patte de bretelle, la tira en avant et la laissa repartir en arrière. Une expression inquiète lui passa sur le visage. Puis il reporta son regard sur Tousseul et celui-ci vit distinctement la conscience renaître dans le vieil homme un peu à la manière du café qui remonte dans un morceau de sucre.
« Alors, fiston, ça va toujours ? »
C'étaient bien toujours les mêmes paroles, mais pour l'expression cela faisait penser au râteau à foin qui n'avait presque plus de dents.
Prodd s'était levé, il avait levé la main pour lui lancer une bonne bourrade dans le dos, puis il avait oublié ce qu'il était en train de faire et il en était resté là de son geste.
« Faut faire le maïs, dit Tousseul.
— Je sais, répondit Prodd, dans un sourire : je vais m'y mettre. Oh ! j'y arriverai bien. D'une façon ou d'une autre ça sera toujours achevé pour les premières gelées... Et tu sais, je n'ai pas raté une seule traite. »
Tousseul vit à travers la porte de la cuisine des assiettes qui n'avaient pas été lavées, sur quoi volait un nuage de mouches :
« Alors, et ce bébé, demanda-t-il en se rappelant soudain, il est là ?
— Oui ! oui ! un ravissant petit garçon juste comme... »
De nouveau il parut oublier. Les mots avaient ralenti, soudain s'étaient arrêtés :
« Maman, cria-t-il soudain en reprenant haleine, si tu préparais quelque chose à manger pour le garçon ? » Puis, se retournant vers Tousseul : « Elle est par là-bas ! Si tu cries assez fort, je suppose qu'elle t'entendra peut-être. »
Tousseul regarda dans la direction indiquée, mais ne put rien distinguer. Il vit en revanche quelque chose dans le regard de Prodd et resta à réfléchir. Il reculait violemment devant ce qu'il croyait découvrir. Il se retourna.
« Ah ! j'ai rapporté votre hache.
— Mais ça ne faisait rien. Tu aurais dû la garder.
— J'en ai une... Est-ce que vous ne voulez pas rentrer ce maïs ?
— Jamais manqué une seule traite », disait Prodd. Tousseul alla chercher un outil, trouva ce qu'il voulait et découvrit que la vache était morte. Il se dirigea vers le champ et se mit à l'ouvrage. Un peu plus tard, il s'aperçut que Prodd lui aussi travaillait à l'autre bout du champ, avec le même acharnement que lui.
Bien après midi, et quand ils allaient en avoir terminé avec le maïs, Prodd partit vers la maison. Un quart d'heure plus tard, il revenait chargé d'un plateau et d'une cruche. Le pain était sec, le corned-beef appartenait à la réserve à laquelle maman Prodd n'avait jamais osé toucher. La cruche avait été remplie de limonade chaude où flottaient des mouches. Assis sur l'abreuvoir, ils dévorèrent en silence.
Puis Tousseul alla dans la friche dépanner le camion. Prodd prit le volant. Et le reste de la journée se passa à semer, Tousseul chargeant le semoir et libérant le véhicule du piège où il s'entêtait à tomber. Cela fait, Tousseul entraîna Prodd jusqu'à l'étable, attacha le cadavre de la vache au bout d'une corde et le fit remorquer aussi loin qu'il put en lisière du bois. Quand enfin la journée fut achevée, Prodd s'exclama :
« Pour sûr que le cheval manque !
— Vous avez dit la dernière fois qu'il ne manquait pas du tout, rappela Tousseul sans le moindre tact.
— Ah !... » Prodd songea une seconde puis se mit à sourire : « Mais naturellement rien ne manquait. Rien ne me faisait rien. Tu sais pourquoi. » Il souriait toujours : « Allons, viens jusqu'à la maison. » Arrivé là, il souriait toujours.
Ils entrèrent à la cuisine. De l'intérieur c'était encore pire que vu par la vitre. L'horloge s'était arrêtée. Prodd, qui n'avait pas cessé de sourire, ouvrit la porte de la chambre de Jack !
« Entre donc, fiston, et jette un coup d'œil. »
Tousseul alla se pencher sur la barcelonnette : la mousseline était déchirée, le coton était humide et sentait. Le bébé avait la peau couleur moutarde et les yeux comme des clous de tapissier, un crin bleu noir sur le crâne et un souffle de forge.
Tousseul ne cilla pas, pourtant. Il revint vers Prodd, et il observa le rideau de la cuisine, celui qui se trouvait par terre.
Prodd souriait toujours.
« Tu comprends, dit-il, ce n'est pas Jack, et c'est notre consolation, ça. Maman, elle est partie s'occuper de Jack. Ça doit être ça. Elle ne pouvait pas être heureuse avec autre chose, tu le sais bien toi-même. »
Il sourit deux fois de suite, deux sourires différents, et il poursuivit :
« Celui qui est là, à l'intérieur, c'est ce que le docteur appelle un mongoloïde. Y a qu'à le laisser pousser. Il deviendra grand comme un qui aurait trois ans, et il restera comme ça pendant une trentaine d'années. Si on le faisait aller en ville, et voir un spécialiste, on pourrait lui donner dix ans d'âge, peut-être. » II sourit : « C'est ce que dit le docteur, du moins. Je ne peux quand même pas l'enterrer, à cette heure ? C'était bon pour maman, ça, elle qui aimait tant les fleurs. Et tout ça. »
Trop de mots, trop de mots à comprendre, et beaucoup de difficiles à travers ce grand sourire figé. Tousseul ne quittait plus Prodd des yeux. Et il découvrait ce que Prodd désirait exactement : ce que Prodd ignorait lui-même. Et il le fit.
Donc ils nettoyèrent la cuisine. Ils brûlèrent les couches taillées avec tant de soin dans les vieux draps, entassées dans le placard à linge. Et ils brûlèrent la baignoire neuve en émail, et le hochet en celluloïd, et les chaussons de feutre, et les houppettes à poudre dans leur emballage de cellophane.
Prodd lui fit ses adieux émus du haut de la balustrade :
« Attends seulement que maman revienne et tu verras ce gâteau qu'elle te préparera.
— Tâchez d'arranger la porte de la grange, je reviendrai, vous savez. »
Ecrasé sous la charge, il se mit à penser sur le chemin du retour. Il se débattait, engourdi par des pensées qui refusaient de se traduire en mots ou en images. Ces enfants, d'abord, et les Prodd, ensuite. Les Prodd, c'était une chose, et quand ils l'avaient recueilli, chez eux, c'en était devenu une autre. Il le savait.
Lui-même, quand il avait été à son compte, ç'avait été une chose. Et quand il avait recueilli ces enfants, c'en était une autre. Il n'avait rien eu à faire et cela ne le regardait pas d'aller cet après-midi chez Prodd. Mais à présent, tel qu'il était devenu, cela le regardait. Et il y retournerait.
Tousseul ! Tousseul était tout seul et Janie était toute seule et les jumelles étaient toutes seules. C'est-à-dire qu'elles l'étaient chacune comme une personne coupée en deux. Et lui Tousseul il était tout seul et cela ne changeait pas grand-chose que les petites fussent là.
Peut-être que Prodd et sa femme n'avaient pas été tout seuls. Mais le moyen de savoir ! En effet, il n'existait rien de comparable à Tousseul dans l'univers entier. Il n'existait rien d'autre que ce qui se trouvait ici en ce moment. L'univers entier rejetait Tousseul. Jusqu'aux Prodd quand la question s'était posée. Janie aussi avait été jetée dehors, et les jumelles; c'était Janie qui l'avait dit.
« Eh bien, se dit Tousseul, dans un sens cela soulage de savoir qu'on était seul. »
* *
Le jour se levait quand il arriva chez lui. Il poussa la porte du genou, et entra. Janie dessinait quelque chose sur une assiette cassée, avec de la salive et un peu de boue. Les jumelles étaient perchées comme d'habitude et elles se chuchotaient des secrets.
Janie sauta sur ses pieds.
« Qu'est-ce que tu apportes ? »
Tousseul posa précautionneusement son fardeau.
« C'est un bébé », dit Janie. Elle regardait Tousseul : « N'est-ce pas que c'est un bébé ? »
Tousseul acquiesça. Janie regarda de plus près.
« Le plus vilain que j'aie jamais vu.
— Ne t'occupe pas de ça. Donne-lui à manger.
— Lui donner quoi ?
— Tu es un bébé, tu devrais savoir.
— Où c'est que tu l'as pris ?
— Une ferme par là-bas.
— Tu l'as kidnappé, tu sais ?
— Kidnappé, qu'est-ce que c'est ?
— Tu es un kidnappeur. Kidnapper, c'est voler des enfants. Quand ils le sauront, les policiers vont venir te tirer dessus. Et puis on te mettra sur la chaise électrique.
— T'en fais pas. Personne ne saura rien, expliqua Tousseul, soulagé. Le seul qui pourrait, je me suis arrangé pour qu'il ne se souvienne de rien. C'est le père. La mère, elle est morte... Mais ça aussi, il l'a oublié... Il croit qu'elle est dans l'Est. Et il attend qu'elle revienne. De toute façon, il faut lui donner à manger. »
Il ôta sa veste. Les filles étaient frileuses et il faisait toujours trop chaud. Le bébé ne disait rien. Ses yeux étaient en forme de boutons grands ouverts, et il respirait à grand bruit. Et Janie surveillait, songeuse, la marmite qui bouillottait. Pour finir, elle y enfonça la louche, transvasa du bouillon dans une boîte de fer-blanc vide : « Ça fera le lait, dit-elle, faut que tu te mettes à trouver du lait pour lui, du vrai, à partir de maintenant, Tousseul. Un gosse ça boit plus de lait qu'un chat.
— Bon ! » dit Tousseul.
Les jumelles regardaient, sans comprendre, Janie essayer de verser le bouillon dans la bouche du bébé, qui, visiblement, ne s'intéressait guère à l'opération.
« Il en prend », affirma Janie avec optimisme.
Pas pour faire de l'esprit et simplement parce que c'est ainsi qu'il voyait les choses, Tousseul déclara : « Par les oreilles, oui ! »
Janie tira sur la bavette du nourrisson et l'assit à moitié. Cette fois le cou fut arrosé, mais la bouche n'aspirait pas beaucoup plus.
« Ah ! peut-être qu'il y a tout de même quelque chose à faire », s'écria la petite fille, soudain, comme si elle avait répondu à une question qu'on lui aurait posée. Les jumelles se mirent à se trémousser, elles sautèrent et rebondirent sur le sol, se remirent à sauter. Janie éloigna la boîte de conserves de quelques centimètres, rapprocha les yeux... Et le bébé s'étouffa, se mit à recracher le bouillon.
« Ce n'est pas encore tout à fait au point, fit Janie, mais ça vient. »
Pendant une bonne demi-heure d'horloge elle fit de son mieux pour y réussir. Et pour finir, l'enfant s'endormit.
* * *
Un certain après-midi, Tousseul, qui ne disait rien depuis un instant, donna un coup d'orteil à Janie.
« Qu'est-ce qui se passe là-bas ? lui demanda-t-il.
— Il est en train de leur parler, dit-elle.
— Oui, répondit Tousseul. Dans le temps moi aussi, je savais. Je comprenais les bébés.
— Bonnie affirme que tous les bébés savent le faire. Et toi aussi t'étais un bébé, non ? Moi je ne sais pas si j'ai jamais su, sauf avec les jumelles, bien sûr.
— Non ! reprit Tousseul, laborieusement. J'étais grand et je parlais aux bébés. J'entendais, je comprenais ce qu'ils disaient.
— Alors, c'est que tu étais un idiot, répondit Janie, sans ciller. Les idiots ne comprennent pas les grandes personnes mais ils comprennent très bien les bébés. M. Widcombe, c'est le monsieur chez qui les jumelles vivaient, il avait une amie qui était idiote, et Bonnie m'a bien expliqué.
— Oui ! Bébé est une espèce d'idiot, d'après ce qu'on m'a dit.
— Oui ! Beanie dit qu'il est différent. C'est une sorte de machine à calculer.
— Qu'est-ce que c'est qu'une machine à calculer ? »
Janie exagéra encore son attitude de patience suprême copiée sur celle que sa maîtresse d'école avait affectée quand elle interrogeait ses élèves les moins douées.
« C'est une machine où tu pousses des boutons et qui te donne la bonne réponse. »
Tousseul secoua la tête.
Janie revint à la charge : « Tu comprends, si tu as un dollar, et trois cents, et quatre cents, et cinq cents, et six cents, et sept cents, et huit cents... combien ça fait le tout ensemble ? »
Tousseul haussa les épaules.
« Eh bien, quand tu as une machine à calculer, tu pousses sur un bouton pour trois, tu pousses un autre bouton pour quatre et ainsi de suite pour tous les autres, puis tu tires sur une poignée, et la machine te dit le total. Elle te donne la réponse. Et elle ne se trompe jamais. »
Tousseul considéra soigneusement l'ensemble de ces données, et il finit par faire oui de la tête. Puis il se dirigea vers la caisse peinte en orange qui servait maintenant de berceau au bébé au-dessus de qui les jumelles se penchaient extasiées. « Il n'a pas de boutons, dit Tousseul.
— C'était seulement pour te faire comprendre, expliqua Janie avec un petit air supérieur. Non, tu ne saisis pas. Ecoute, tu dis quelque chose à Bébé, et puis tu lui dis encore quelque chose. Et il additionne le tout et te dit combien ça fait. Exactement comme la machine à calculer le fait avec un, deux, trois et ainsi de suite... Bébé donne les réponses.
— Bon, mais quelle sorte de réponses ?
— N'importe quoi... Tu sais, Tousseul, tu dois être un bel idiot, quand même. Toutes les petites choses que je te dis, il faut que je te les répète quatre fois au moins... Ecoute-moi bien : si tu veux savoir quelque chose, tu me le dis. Moi je le dis à Bébé. Bébé donne la réponse aux jumelles. Les jumelles me le disent à moi et je te le répète pour que tu comprennes. Maintenant, qu'est-ce que tu veux savoir ? »
Tousseul ne quittait pas les flammes des yeux. « Il n'y a rien que je veuille savoir, dit-il enfin.
— Pourtant tu en trouves des choses stupides à me demander. » ...
Tousseul, pas offensé du tout, garda le silence. Janie se mit en devoir d'arracher une grande croûte violette qui lui ornait le genou. La croûte peu à peu prenait la forme d'une parenthèse.
« ... Une supposition que j'aie un camion, dit Tousseul, une grande demi-heure après; ce camion il est embourbé dans le champ. Il est tout le temps embourbé dans le champ. Une supposition que je veuille faire un camion qui ne colle plus dans la terre ? Est-ce que Bébé peut me répondre à une question comme ça ?
— Il peut répondre à n'importe quoi », dit Janie, péremptoire. Elle se tourna vers lui. Bébé, comme d'habitude, levait les yeux vers le ciel. Puis elle regarda les jumelles. Un peu plus tard, elle dit à Tousseul :
« Il ne sait pas ce que c'est, un camion. Si tu veux lui demander quelque chose, il faut lui expliquer tous les différents détails au fur et à mesure. Pour qu'il puisse les assembler, après.
— Mais tu sais ce que c'est, toi, un camion; explique-lui.
— Bon, très bien ! »
Elle se remit à l'ouvrage, émettant à destination de Bébé, captant la réponse émise par les jumelles. Puis elle éclata de rire.
« Il dit : arrête de conduire le camion sur le champ et tu ne risqueras plus de t'embourber... T'aurais pu y penser tout seul, imbécile !
— Oui, mais une supposition que tu sois obligé de le conduire dans ce champ, alors quoi ?
— Tu crois comme ça qu'il va répondre à des questions idiotes toute la nuit, non !
— Alors, il peut pas répondre comme tu l'as dit ?
— Il peut... »
La seconde réponse qu'il fit fut : « Mettez de très grandes roues et ça ira. »
« Si on n'a pas d'argent, pas le temps et pas le matériel pour ça ?
— Très lourd là où la terre est dure et vraiment léger là où elle est molle, et n'importe comment entre. Ça ira. »
C'est tout juste si Janie ne se mit pas en grève quand Tousseul demanda comment on pouvait réaliser ce programme. Elle manifesta de l'impatience quand Tousseul refusa la solution qui consistait à charger et à décharger de grosses pierres. Elle accusait Bébé non seulement d'être idiot, mais encore de répondre aux questions qu'elle lui posait avec ce qu'elle lui avait appris la veille et de fournir des solutions correctes sans doute, mais certainement inutiles à des problèmes imaginaires où se mettaient en équations le coefficient d'usure des pneus, le produit du poids des potages en boîte par celui du nid des oiseaux, de la croissance des nourrissons par la dureté de la terre et le poids de la paille. Mais Tousseul s'entêtait, revenait à la question primitive. La séance se termina par la constatation de l'impasse où l'on avait abouti : il existait une solution au problème posé. Mais elle ne pouvait se déterminer qu'au moyen de données que Janie et Tousseul n'avaient pas en leur possession. Pour Janie, il devait s'agir de « lampes de radio ». Cette indication sommaire suffit à Tousseul pour déterminer son expédition de la nuit suivante. Il cambriola une boutique spécialisée d'où il revint chargé d'une brassée de livres techniques. Tousseul s'entêta tant et plus sans rien vouloir entendre. Jusqu'à ce qu'enfin Janie capitulât. Par fatigue. Mais elle n'en avait pas beaucoup plus de cœur à l'ouvrage. Plusieurs jours durant, elle n'en éplucha pas moins les manuels de téléphonie sans fil et d'électricité théorique sans en comprendre un traître mot mais Bébé, en revanche, absorbait au fur et à mesure la substance de cette lecture automatique. Ou plutôt, il allait plus vite qu'elle.
Et pour finir, la solution. Bébé avait trouvé la réponse au problème posé. Le mécanisme consisterait en tout et pour tout en un bouton à pousser, action qui allégerait ou qui alourdirait le véhicule à volonté. Un autre dispositif non moins simple permettrait, en outre, d'augmenter la puissance des roues avant. Condition sine qua non au bon fonctionnement du tout, s'il fallait en croire Bébé.
Dans la tanière où fumait le feu, où le rôti tournait lentement, aidé des jumelles muettes, assisté par un nourrisson mongoloïde et une fillette à la parole cinglante, méprisante, mais qui ne lui faisait jamais faux bond, Tousseul construisit la Machine. Il le fit non parce que la chose en elle-même l'intéressait particulièrement. Il ne le fit pas en raison de son principe, qu'il aurait voulu comprendre (ce qui était et devait rester à tout jamais au-dessus de ses moyens). Non, tout simplement à cause du vieil homme, fou de douleur, forcé de travailler, et qui n'avait pas les moyens de se payer un cheval.
* * *
Ce n'est qu'aux petites heures du jour qu'il arriva sur place, chargé des pièces. L'idée d'une bonne surprise était quelque chose de beaucoup trop fantaisiste pour Tousseul. Mais cela revenait au même. Il voulait que l'engin fût prêt pour la journée de travail qui allait commencer.
Le camion était, bien entendu, embourbé à la lisière de la friche.
Tousseul détacha son pesant fardeau, puis se mit en mesure de procéder à l'assemblage, conformément aux instructions minutieuses qu'il avait réussi à tirer de Bébé. C'était une tâche aisée : un fil à faire partir de la boîte de vitesses et qui s'attachait aux ressorts avant, les petites brosses métalliques qui frottaient l'intérieur des roues. Voilà pour l'augmentation de puissance. Puis fixer la petite boîte à la base du volant. De cette petite boîte sortaient quatre câbles minces partant en diagonale pour aller se nouer chacun à l'un des coins du châssis.
Il monta sur le siège, poussa la manette, un frémissement se produisit comme si le trois tonnes s'était hissé sur la pointe des pieds. Il poussa une seconde fois ; le camion enfonça brutalement dans le sol et Tousseul se cogna le front au pare-brise.
Les commandes revenues au point mort, Tousseul monta vers la ferme pour éveiller Prodd. Prodd était absent. Les portes étaient grandes ouvertes, leurs vitres brisées. Sous l'évier, un nid de guêpes s'était installé. Une odeur montait du plancher sale et poussiéreux, de moisissure et de sueur ancienne. A part cela, le ménage était fait. C'est-à-dire qu'on n'avait touché à rien depuis la dernière fois, depuis la dernière visite de Tousseul. Si, pourtant : au mur, un papier fixé par quatre punaises, un papier avec de l'écriture dessus. Tousseul le prit en faisant attention à ne pas le déchirer, le plia, le fourra dans sa poche et soupira. Ah ! s'il avait su lire ! Il quitta la maison sans regarder derrière lui, entra dans la forêt. Il ne devait jamais revenir. Le camion resta dehors, au soleil et à la pluie, détruit peu à peu, lentement envahi par la rouille, tombant en pièces et morceaux. Le camion se détruisait petit à petit, mais les câbles minces croisés en diagonale, sous le châssis, ne bougeaient pas et gardaient leur curieux éclat argenté. Alimentée par le dégagement incessant d'énergie atomique, la machine fournissait la solution pratique au problème du vol sans ailes, la clef d'une révolution en matière de transports, communications et navigation intersidérale.
La machine... construite par un idiot, prévue pour remplacer un cheval crevé, laissée sur place, oubliée... Le premier moteur à antigravitation.
Ah ! le sombre idiot !
* * *
Cher Tousseul,
Je cloue ça là où tu le verras certainement à cause que je m'en vas ailleurs ; je ne sais pas pourquoi je suis resté aussi longtemps comme je l'ai fait.
Maman est de retour à Williamsport (Pennsylvanie) et elle y est depuis très longtemps et je commence à être fatigué d'attendre.
J'ai voulu vendre le camion pour payer mon voyage, mais il est si collé dans la boue que je ne peux pas le conduire en ville. Alors, tant pis, je pars quand même et je m'arrangerai de toute façon puisque je sais que maman est à l'autre bout. T'occupe pas de la ferme que je pense que j'en avais assez depuis longtemps de toute façon. Et prends ce que tu veux si tu Veux. Tu es un bon garçon et tu as toujours été un bon ami. Jusqu'à la revoyure, si on est pour se revoir. Dieu te bénisse.
Ton vieil ami,
E. Prodd.
* *
Cette lettre, Tousseul se la fit relire quatre fois de suite et chacune de ces lectures ajoutait quelque chose à ce qui fermentait en lui. En silence, le plus souvent. Mais,* parfois, il demandait de l'aide.
Il avait cru que Prodd était le seul contact avec ce qui était en dehors de lui, Tousseul, et que les enfants n'étaient rien de plus que des camarades de tanière, comme lui, Tousseul, en marge des hommes. Il avait cru que la perte de Prodd (il savait de façon certaine qu'il ne reverrait pas le vieil homme), ce serait la perte de la vie elle-même. Ou, du moins, la perte de toute conscience, de toute activité en commun, la perte de tout ce qui, dans l'existence, se trouvait en dehors ou au-delà de l'existence végétale.
« ... Demande à Bébé ce que c'est un ami ?
— Il répond que c'est « quelqu'un qui vous aime encore quand il ne vous aime plus. »
... Quand même, Prodd et sa femme l'avaient écarté après toutes ces années et cela signifiait qu'ils auraient pu en faire autant la première, la seconde ou au cours de n'importe laquelle de ces années. On ne peut vraiment pas dire qu'on appartient à une société quand cette société contient un élément disposé à vous exclure. Des amis ? Peut-être qu'ils avaient simplement cessé de l'aimer pendant une période ? Ou peut-être qu'ils l'avaient toujours aimé ?...
Son point de repère, c'était ce qui lui arrivait à présent. S'il comprenait cela, il était sûr de tout comprendre. Puisque, pendant une seconde, il y avait eu cet « autre » et lui-même, Tousseul, et le flux de l'un et de l'autre, sans barrière, sans mots sur quoi buter, sans idées pour vous égarer, rien, une communion.
Et jusque-là, qu'avait-il été, lui, Tousseul ? Comment avait-elle appelé cela ?
Un idiot. Ah ! oui ! Un idiot.
Un idiot, avait-elle dit, c'était une grande personne qui ne comprenait pas le langage des bébés. Alors... la créature qu'il avait entendue en ce jour terrible, qui était-ce ?
« Demande à Bébé ce qu'est une grande personne qui sait parler aux bébés.
— Il dit que c'est un innocent. »
Lui, il avait été l'idiot qui entend le murmure silencieux. Elle, l'innocente qui, bien qu'adulte, parle ce langage.
« Demande à Bébé ce qui se passe quand un idiot et un innocent se rencontrent.
— Il dit qu'il suffit qu'ils se touchent pour qu'ils cessent de l'être. »
Tousseul pensa : l'innocent, c'est ce qu'il y a de plus beau. Pourquoi ? A cause de l'attente. Attente de la fin de l'innocence. Et l'idiot aussi attend. Il attend la fin de son idiotie. Mais ce n'est pas une attente qui soit belle. Et, en fin de compte, ils se rencontrent. Ils s'accomplissent.
La joie l'avait envahi. S'il en était ainsi, il avait accompli plutôt que détruit... Et son chagrin, au moment de perdre ce qu'il venait de trouver, avait été justifié. Quand il avait perdu les Prodd, la douleur ne l'était pas.
« Mais qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ? pensait-il. Essayer comme ça de découvrir ce que je suis et à quoi j'appartiens ?... Encore une fois, un monstre ? Différent ? »
« Demande à Bébé ce que sont les gens qui passent leur temps à essayer de découvrir qui ils sont, et à quel genre ils appartiennent.
— Tout le monde est comme ça.
— Et moi, quel genre je suis ? Demande-lui. » Puis, une seconde plus tard, il hurla :
« Alors, quel genre ?
— Ferme-la... Attends. Il n'arrive pas à s'exprimer... Ah ! ça vient... Voilà. Il dit qu'il est une sorte de cerveau et moi le corps, et les jumelles sont les bras et les jambes et toi, toi, tu es la tête. Et que le tout, c'est Je.
— Alors, moi, je fais partie ?
— Tu es la tête, imbécile ! »
C'était comme si le cœur allait lui éclater. Il les regarda tous : les membres, le corps, une machine à calculer, et la tête pour les diriger.
« Et nous grandirons, Bébé, tu verras, nous sommes à peine nés.
— Jamais de la vie, dit Bébé. Il dit que c'est impossible avec une tête comme ça. Il dit que, pratiquement, nous pouvons faire n'importe quoi. Mais que, plus que probablement, nous ne ferons rien. Il dit que nous sommes quelque chose, pour sûr, mais que ce quelque chose, c'est un idiot. »
C'est ainsi que Tousseul apprit à se connaître. Et, comme il est arrivé à la poignée d'hommes qui en ont fait autant avant lui, il se trouva, en ce moment d'exaltation, au pied d'une falaise abrupte.